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la passion du travail et du gain. Dans un journal abolitioniste d’Oswego, je trouve les plus violentes injures contre les partisans du compromis, contre M. Webster en particulier, qu’on appelle le bas et infâme ennemi de la race humaine, et un morceau contre les kidnapers (les ravisseurs), ceux qui prennent part légalement, il faut le dire, à l’arrestation des esclaves fugitifs. (Par parenthèse, les hommes du sud donnent le même nom aux abolitionistes qui favorisent la fuite de leurs esclaves). Le journaliste d’Oswego s’exprime ainsi sur les agens de la loi, d’une loi bien dure, il est vrai : « Nous nous sentons obligé de déclarer que s’il est une classe de criminels qui méritent d’être frappés sur-le-champ, ce sont les kidnapers. » Ce langage furibond n’est pas sans danger. Dans la ville de Christiania, un planteur qui venait réclamer un esclave fugitif a été tué il y a quelques jours. La question de l’esclavage est la seule qui produise aux États-Unis de véritables émeutes : c’est qu’il y a là plus qu’une question politique, il y a une question sociale.


7 octobre, Niagara.

J’arrive de grand matin à Niagara, et aussitôt je m’achemine vers la cataracte.

Le premier effet a été sublime; entrevu aux pâles lueurs du matin, à travers la brume, le fleuve semblait tomber des nuages. J’étais en présence de quelque chose d’extraordinaire, de miraculeux : ce n’était pas un spectacle, c’était une vision. M. de Chateaubriand a rencontré la seule expression qui puisse peindre ce que j’éprouvais quand il a dit : « C’est une colonne d’eau du déluge. » Après cette première impression confuse et sublime, je me suis orienté dans la scène qui était devant moi. J’ai distingué les deux chutes, l’une au fond du fer à cheval, déversant sa nappe d’émeraude et de neige comme dans une vaste coupe; l’autre, moins large, tombant des deux côtés d’un rocher qui partage ses eaux en deux fleuves; l’une et l’autre avec un fracas immense et continu venant se perdre dans le gouffre, d’où remonte incessamment un nuage qui en cache le fond, pareil à la blanche vapeur qui s’élèverait au-dessus d’une chaudière gigantesque. Un double arc-en-ciel semble un pont fantastique à deux étages jeté sur le gouffre plein d’écume et de bruit. Ce bruit, le plus grand que l’oreille de l’homme puisse entendre, est comme le roulement de plusieurs tonnerres. Les Indiens ont eu raison de donner à ce lieu le nom de Niagara, qui veut dire tonnerre des eaux[1].

Une tour a été plantée sur le roc, entre les deux chutes. Du sommet de cette tour, qui frémit incessamment de la commotion du sol, le regard tombe à la fois et sur la nappe qui déborde dans le vide, sous vos pieds, et sur celle qui s’épand un peu plus loin, le long de

  1. O-ni-aw-ga-rah, le tonnerre des eaux, eu langue chippewa.