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S’il y a un procédé opposé à celui-là, c’est le procédé de M. Jérémie Gotthelf. On a déjà exposé ici même les vaillantes luttes que le pasteur de Lutzelfluh a soutenues contre la démagogie du XIXe siècle. Ce ne sont pas seulement des tableaux qu’il retrace; on sent dans toutes ses œuvres une invincible ardeur de prosélytisme. Il est poète par le sentiment profond de l’existence rustique, par l’incomparable énergie des peintures, par l’audace extraordinaire d’un réalisme qu’anoblit toujours l’inspiration morale; mais, dans les plus vives inventions du poète, il est impossible de méconnaître à chaque page le pasteur qui a pris sa mission au sérieux, un rude pasteur de l’Oberland avec son bâton noueux et ses souliers ferrés, allant de porte en porte, parlant à chacun son langage, sévère ou affectueux, consolant ou redoutable, toujours libre, franc, populaire dans ses allures, et poursuivant de tous côtés par l’ironie la plus joyeuse ou la colère la plus éloquente la propagande anti-chrétienne, la propagande des communistes et des athées allemands, qui infeste les campagnes. On comprend que cette verve belliqueuse tienne l’Allemagne en émoi, lorsqu’un mouvement si marqué, de Berlin jusqu’à Vienne, ranime aujourd’hui les sentimens religieux et assure un succès souvent peu mérité aux interprètes de ce nouvel esprit. L’Allemagne cherche et provoque des écrivains qui répondent aux besoins de son âme; elle les applaudit d’avance sans mesurer l’enthousiasme; elle ne demande pas si M. de Redwitz est un poète inexpérimenté, elle le salue comme un maître, et bon gré mal gré elle fait de lui un chef d’école. Comment les puissantes peintures de Jérémie Gotthelf, quoique sorties d’un petit village de la Suisse, ne compteraient-elles pas au premier rang dans le travail des lettres germaniques?

Le dernier roman que nous a donné le digne pasteur a beau être consacré à une matière toute spéciale, il répond très bien à ces préoccupations. C’est une heureuse idée d’avoir mis en présence l’antique esprit des populations patriarcales de la Suisse et cet esprit nouveau qui s’intitule orgueilleusement l’esprit du siècle. L’Esprit du siècle et l’Esprit de Berne, tel est le titre du livre dont je veux parler. M. Gotthelf a personnifié ces deux esprits d’une manière très attachante : Hunghans et Ankenbenz sont les deux plus riches fermiers du village de Kuchliwyl; unis par l’amitié comme par le sang, enfans du même sol, baptisés avec la même eau, ils ont grandi ensemble et en se tenant la main; cependant combien ils sont séparés aujourd’hui par la direction de leurs idées ! Hunghans est fier des progrès de son temps, et il entend par ce grand mot l’abandon des croyances chrétiennes; il rit du pasteur, il se moque du dimanche, et disserte en son patois sur la mythologie de la Bible. Ankenbenz est un esprit simple qui croit à la religion et au devoir; quand il a assisté à la prédication de la parole-du Christ, il se sent mieux assuré dans e droit chemin, et les prétentieuses impiétés d’Hunghans révoltent son âme droite. De l’opposition de ces deux caractères, M. Gotthelf a fait naître sans effort les tableaux les plus intéressans et les leçons les plus vives. On peut être sûr que la morale chez l’auteur d’Uli n’a jamais un aspect sombre et rechigné; l’auteur connaît trop bien ses paysans pour leur adresser une prédication empreinte de méthodisme. La morale luit dans ses tableaux comme un rayon de soleil, elle est joyeuse, elle est la bienvenue, elle ranime toute la ferme : le toit s’égaie et rit. Quel peintre que Jérémie Gotthelf! Comme il reproduit avec précision les moindres scènes de la commune ! Le tribunal, le