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l’humanité idéale, c’est leur âme à sa plus haute puissance, c’est enfin tout ce qu’ils méconnaissent si souvent dans leur propre nature. Je n’admets pas qu’il y ait un seul homme au-dessus de moi, je n’admets pas qu’il y en ait un seul au-dessous. Ne discutons plus l’objet de notre foi, pratiquons seulement nos deux croyances, et voyons par les effets laquelle est la plus forte. »

M. Auerbach retombe ici dans toutes les vieilleries panthéistiques dont l’Allemagne est en train de se débarrasser chaque jour. Pourquoi donc annoncer si haut la peinture d’une vie nouvelle ? Cette vie nouvelle, c’est la religion de M. Strauss, c’est l’humanisme de M. Bruno Bauer, c’est l’athéisme de M. Feuerbach ; heureux encore sommes-nous que le héros de cette histoire veuille bien ne pas pousser jusqu’au nihilisme de M. Max Stirner ! L’Allemagne ne prête plus l’oreille à ces tribuns ; 1848 les a tirés de l’obscurité des écoles pour les disperser au grand jour, et voilà le romancier qui prétend les ramener sur la scène au moment même où il annonce dans un symbolique récit la régénération de son pays. Il est difficile de se tromper plus complètement ; il est impossible de donner un plus fâcheux démenti aux promesses d’un titre et d’un début plein de grâce. Au point de vue purement littéraire, les détails habiles ne manquent pas dans le livre de M. Auerbach ; mais rien ne fait oublier l’erreur capitale de l’ouvrage, et ce qu’on éprouve à la vue de ces peintures gracieuses ou sombres, c’est une sorte d’impatience et de colère quand on suit ce prétendu réformateur incapable de dépouiller le vieil homme, cet utopiste incorrigible qui s’imagine commencer une nouvelle vie, parce que, sous un nom et un costume d’emprunt, il s’entête plus follement que jamais dans ses impiétés surannées.

L’erreur de M. Auerbach est d’autant plus singulière, qu’il retrace avec une sincérité hardie les vices et les violences des habitans d’Erlenmoos. Les excitations de 1848 ont développé bien des mauvais instincts que le romancier ne ménage pas. A-t-il vraiment tant de confiance dans la prédication de Falkenberg, et croit-il que ce culte de l’humanité, ce dogme de l’absolue bonté de notre espèce, cet abandon de soi-même et cette fusion dans la grande âme collective du genre humain triompheront aisément des habitudes perverses ? Pendant que M. Auerbach s’embarrasse en ses contradictions, l’auteur anonyme d’un roman assez énergiquement composé nous dénonce aussi les funestes influences de ces années de désordre, et il en tire une conclusion plus logique. Sous ce titre, les Titans modernes, le romancier a osé nous donner la plus poignante peinture de la démagogie allemande. Le héros du livre est un étudiant en théologie, un aspirant au ministère évangélique, Ernest Wagner. En vain a-t-il pour père un digne pasteur de campagne, en vain a-t-il été élevé par une mère pieuse et simple : toutes les subtilités prétentieuses de l’esprit du

siècle ont de bonne heure altéré les facultés de son âme. Dès le début du récit, nous le voyons, assis auprès de sa fiancée Anna, analyser ses sentimens avec 

le pédantisme d’une cervelle orgueilleuse et malsaine. Mon cœur l’aime, se dit-il, mais mon esprit ne la connaît pas. Ce qu’il aperçoit dans ses rêves, c’est la femme libre, une âme fière, affranchie des lois de la vieille morale et prête à s’aventurer avec lui dans les régions de l’absolu. Wagner n’est pas une nature pervertie ; c’est une intelligence faible que possède un immense orgueil. Il semble hésiter encore entre le bonheur paisible qui lui sourit et