Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/527

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au symbole, at dont maintes scènes sont la vivante image de l’Allemagne. Laissons de côté les péripéties du roman, laissons l’auteur rivaliser avec nos conteurs sans fin et sans mesure. Les deux frères Wildungen, Dankmar et Siegbert, derniers descendans d’un de ces templiers qui périrent sur le bûcher de Jacques Molay, sont à la recherche d’une fortune immense laissée par leur ancêtre, et cette fortune doit servir à la fondation d’une société gigantesque d’où sortira l’affranchissement du monde. Un jeune prince qui a volontairement quitté son palais pour vivre de la vie démocratique, un prince qui a porté la blouse et manié le rabot, est le collaborateur de Dankmar et de Siegbert pour cette mystérieuse entreprise. Encore une fois, laissons le romancier se complaire à des inventions de cette nature; ne troublons pas les lecteurs allemands qui y trouvent leur plaisir, ne troublons pas tant de critiques enthousiastes qui semblent heureux de pouvoir opposer M. Gutzkow à l’auteur du Juif errant et des Mystères de Paris. Ce qui nous frappe, nous, au milieu de ces prétentieuses fadaises et de ces mélodrames surannées, ce sont çà et là certaines personnifications hardies où nous apparaît dramatiquement, avec ses espérances et ses mécomptes, avec son exaltation et ses chimères, la fiévreuse Allemagne du XIXe siècle. Très fastidieux au début, le récit change de caractère vers la fin; lorsque nous n’avons plus à suivre l’auteur au milieu de mille personnages dont il a entrepris l’étude psychologique, lorsque les menues aventures du juriste Dankmar, du peintre Siegbert, du prince Égon Hohenberg, du demi-prolétaire Fritz Hackert, du prolétaire complet Louis Armand, du fonctionnaire Schlurk, de sa fille Mélanie, de Pauline de Harder, de l’Américain Murray, du poète Oleander et de bien d’autres encore, font place à une peinture plus vigoureuse et plus large, lorsque tous les traits épars du tableau se concentrent enfin dans une situation simple, je ne sais quel souffle poétique transforme soudain cette chronique bavarde, et l’intérêt s’éveille. J’ai remarqué surtout deux idées assez profondes et pathétiquement exprimées. Ce mystérieux écrin qui contient les titres de la famille Wildungen, et qui est, on peut le dire, le véritable héros du roman, est condamné à subir de singulières vicissitudes. Tour à tour perdu et retrouvé, il est sauvé une dernière fois par un de ces êtres déclassés qui ne sont ni ouvriers ni bourgeois, et dont la spécialité est de faire les révolutions. Dankmar a été emprisonné comme agitateur, et l’écrin est aux mains de ses ennemis ; or ce personnage équivoque dont je viens de parler, le demi-prolétaire Hackert, réussit à dérober l’écrin; il arrache Dankmar lui-même à la prison, malgré la répugnance de celui-ci à se donner un tel associé. Victoire aux frères Wildungen! le talisman est reconquis, et leurs projets vont s’accomplir ! Non, tout est perdu; l’imprudence ou l’ineptie de ce même Hackert a mis le feu au château qui sert d’asile aux conspirateurs, et la précieuse cassette disparaît dans l’incendie. Voyez-vous ce démagogue chargeant sur ses épaules la cassette qui contient l’avenir! pour la sauver, il a bravé mille fois la mort; une heure après, il sera cause de l’anéantissement de ce dépôt sacré et retardera pour longtemps les destinées du monde! Il met sa force brutale, il met son audace désespérée au service d’une idée qu’il peut à peine comprendre; on accepte son aide, et voilà que tout est fini. Énergique image, ce me semble, des rapports de la bourgeoisie et du prolétariat ! Cruel symbole des révolutions !