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d’Eichendorff. M. d’Eichendorff n’appartenait plus au mouvement littéraire. Après avoir pris une part brillante aux tentatives de l’école qui rajeunissait, avec Achim d’Arnim et Clément de Brentano, les sources de l’inspiration poétique, le suave auteur de tant de lieder populaires, l’émule harmonieux des chantres du Wunderhorn, le spirituel humoriste qui avait si bien raconté les Mémoires d’un Vaurien et déclaré si gaiement la guerre aux Philistins du bon sens, semblait n’avoir plus de place désormais dans la littérature turbulente qui avait détrôné ses maîtres. Il était le dernier des romantiques, et, si l’on songeait encore à ce représentant d’un monde disparu, on se le figurait plongé dans une mystique extase ou endormi par ses propres accens au fond des forêts enchantées. Il y avait quinze ans qu’il se taisait; sa plus récente publication, le recueil complet de ses poésies, date de 1837. Le voilà qui reparaît aujourd’hui avec une vive et vaillante étude sur le roman et les romanciers de l’Allemagne au XVIIIe siècle. Le baron d’Eichendorff a soixante-quatre ans, mais son imagination est toujours jeune, son style toujours mélodieux et pur. Ce qu’il y a de nouveau dans son livre, c’est la décision de la pensée. A vingt ans, il aimait le repos cher aux vieillards, il avait peur du bruit de son siècle et se plaisait aux chimères de je ne sais quel âge d’or aperçu dans le passé; à l’heure où la lassitude serait permise, il revient armé de pied en cap et jette au milieu d’une littérature découragée son hardi manifeste.

« Toute notre histoire moderne, s’écrie-t-il, est une lutte révolutionnaire, la lutte de ce qui est et de ce qui voudrait être. Dans ce conflit formidable, c’est la littérature qui se bat au premier rang. La pensée, saine ou coupable, voilà son glaive; sa force, ce sont les masses toujours mobiles et prêtes au premier appel. Laissons de côté les tirailleurs isolés, ceux qui ne font que brûler leur poudre au vent; allons droit aux gros escadrons et marquons les péripéties de la bataille. » Ainsi parle le critique résolu, et, parcourant à grands pas toute l’histoire du roman germanique depuis les aventures de Siegfried ou de Parceval jusqu’au commencement du XVIIIe siècle, il s’arrête et s’établit dans cette audacieuse époque où s’est livré le fatal combat de l’humanité contre le christianisme. Les romanciers philosophes qui se croient appelés à régénérer la société et qui prêchent une sorte de religion naturelle affranchie des dogmes chrétiens, les conteurs efféminés qui prétendent mettre le sentiment à la place du devoir, leurs adversaires qui écrivent des romans piétistes sans se soucier de la poésie, Klinger, Heinse, Auguste Lafontaine, Gellert, Hermès, sont ingénieusement mis en scène. Les mystiques comme Jung Stilling et Lavater, les rationalistes comme Jacobi, les pédans comme Basedow, surtout les coryphées du culte de l’homme, l’auteur du Titan et l’auteur de Wilhelm Meister, passent tour à tour sous nos yeux, très nettement caractérisés dans leurs œuvres et leurs tendances secrètes: Un souffle léger circule à travers ces pages éloquentes; l’auteur a beau rédiger une déclaration de guerre, c’est en poète qu’il parle des poètes. Quant au fond des idées, une belle inspiration conduit sa plume. Personne n’a mieux le sentiment des merveilleuses ressources que le christianisme fournit à l’imagination humaine. Prêtez l’oreille aux commentaires de sa théologie, il vous expliquera comment le réel et l’idéal dans, le système chrétien sont unis par de mystérieuses attaches. On dirait que le ciel se penche vers la terre, car le monde infini des vérités surnaturelles