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Ce mouvement est incontestable, et il s’étend déjà à tous les domaines de la pensée. S’il s’agissait seulement de citer des noms illustres ou des œuvres considérables, l’érudition, l’histoire, la haute philologie, appelleraient tout d’abord notre attention. Dans ces calmes régions de la science où ne pénètrent guère les inquiétudes de la vie publique, la docte Allemagne a maintenu ses traditions et accru ses trésors. Le troisième volume du Cosmos de M. de Humboldt; l’Histoire de la langue allemande, par Jacob Grimm, et le savant dictionnaire que l’illustre philologue publie en ce moment même avec son frère Wilhelm, l’Histoire de la France aux XVIe et XVIIe siècles, dont M. Léopold Ranke vient de donner le premier volume; les récentes publications de M. Frédéric Hurter sur l’Autriche pendant la guerre de trente ans; l’Histoire de l’Antiquité, où M. Max Duncker a résumé avec précision les principales découvertes de la renaissance orientale du XIXe siècle; la belle monographie de M. Curtius sur le Péloponnèse, les Antiquités indiennes de M. Lassen, tous ces travaux, dont quelques-uns mériteront un examen spécial, attestent dans la science allemande une activité qui ne s’est jamais ralentie. Aujourd’hui toutefois un sujet plus pressant nous attire : ce n’est pas le passé, mais le présent; ce n’est ni la science ni l’histoire, c’est la conscience vivante de plusieurs millions d’hommes, au sortir de ces rudes épreuves qui sont chargées de faire l’éducation des peuples. Les romanciers, les poètes et les philosophes ont le précieux privilège d’exprimer tout haut les secrètes pensées d’une époque; ils indiquent au moins les tendances, les désirs, les aspirations, et révèlent, par le plus ou moins de sympathie qu’ils inspirent, les sentimens et les instincts de la foule. C’est aux romanciers et aux poètes, c’est aux philosophes et aux moralistes, que je veux m’adresser. Les conteurs, rassemblant leur auditoire dispersé, ont renoué le fil de leurs récits; les poètes, chassés de la république, se sont mis à chanter comme autrefois; les philosophes, abandonnant la tribune politique ou sortant de leurs retraites, ont repris leurs méditations et dégagé à leur manière la formule des événemens. Quel est le secret de leurs récits ou de leurs poèmes? quel est le dernier mot de leurs théories? La réponse, si nous savons la trouver, éclairera une situation tout entière.


I.

« De toutes les formes que revêt l’imagination, le roman est celle qui dénonce avec le plus de sincérité les fluctuations de la pensée allemande. La poésie lyrique est trop spontanée, la poésie didactique trop spéciale, pour remplir cet office. Le théâtre sans doute est la plus haute expression de la vie intellectuelle des peuples; mais le théâtre allemand, malgré tous ses efforts, n’a jamais atteint ce caractère profondément national qui donne un intérêt si précieux aux tragédies de Racine et de Corneille, aux mystères de Calderon et aux drames de Shakspeare. Tenons-nous-en donc au roman : c’est la vraie carte routière indiquant les bas-fonds et les abîmes de notre littérature, c’est le résumé le plus complet de nos croyances et de nos folies. » Celui qui écrit ces paroles est un des plus charmans poètes, un des conteurs les plus aimables de ce groupe romantique où brillèrent tant de dons heureux et que les luttes du siècle ont depuis longtemps dispersé : c’est M. le baron Joseph