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triques parcouraient son navire dans tous les sens, à les appeler à la pointe de son fameux harpon. Il est rentré dans sa cabine, et il dort. Le vent, contre toute espérance, vient de changer subitement. Starbuck, fidèle à une consigne donnée, descend pour avertir son capitaine de cette circonstance rassurante. Les voilà seuls. La vie de l’homme qui dort est à la merci de l’homme qui veille. Derrière Ahab brille, accroché à la paroi, ce même fusil dont il a placé la gueule à six pouces du front de Starbuck dans un moment de folie furieuse. Le brave second, qui n’a pas perdu la mémoire, le reconnaît à sa monture garnie de clous. Quel moment favorable ! quelle arme providentielle ! quelle tentation presque irrésistible ! Aussi, tandis que la lampe mobile continue à osciller sur la tête inclinée du vieillard, Starbuck, l’honnête, le consciencieux Starbuck a décroché le mousquet ; il s’est assuré que la balle est à son poste et le bassinet plein de poudre ; il a conçu l’idée, il la caresse, il la repousse, il hésite, il pèse, il se débat. Cette vie, qu’il peut anéantir par un simple mouvement du doigt, menace d’une destruction presque complète trente autres existences enchaînées à elle par une étrange fatalité… Que faire pourtant ? — Inutile de songer à fléchir un homme tel qu’Ahab. Le saisir, le garrotter pendant son sommeil ? — moyen hasardeux, vu la terreur qu’inspire le capitaine et l’autorité qu’il a su ressaisir d’un mot dans les circonstances les plus critiques. Or la terre la plus proche est à des centaines de lieues, et c’est le Japon, terre interdite et close. Entre Starbuck et la loi qui peut l’atteindre, il y a deux mers et un continent tout entier. Aussi le lieutenant penset-il à la foudre qui tout à l’heure encore pouvait frapper Ahab, si quelque génie malfaisant ne l’eût détournée. Il pense à sa femme, à ses enfans chéris, dont il se sent à jamais séparé, si la mort de ce vieillard insensé ne préserve le Pequod d’une perte assurée. Mais une seconde d’hésitation a tout décidé : Ahab s’est dressé sur son séant, les yeux hagards, encore à demi plongé dans le sommeil.

— Capitaine, lui dit Starbuck… le vent vient d’adonner, on a largué les ris des huniers. Ils sont établis… Le vaisseau a le cap en route.

— En route donc, rugit Ahab, que ces mots n’ont pas tout à fait réveillé Moby Dick, je te tiens le cœur !…

Starbuck a perdu courage : — il comprend que désormais il lui serait impossible d’immoler son chef par trahison. — Il replace à petit bruit le fusil à ses crochets, et remonte désespéré sur le pont.


Moby Dick, ton heure est-elle venue ? Le Pequod rencontre la Rachel, et, à l’inévitable question : « Avez-vous vu la baleine blanche ? » le commandant de la Rachel, porte-voix aux lèvres, répond par ces