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bas. Starbuck et ses compagnons ont à peine le temps de se jeter à la mer. Du milieu des flots auxquels ils disputent leur vie, ils assistent au choc des deux nefs, à la destruction de celle qui les portait, et sont repêchés un à un par leurs camarades, tout surpris de les retrouver en vie.

Pareil début ne promet-il pas une croisière animée ? Cependant, après cette première rencontre, le Pequod sillonne vainement quatre stations familières aux bâtimens baleiniers : celle des Açores, celle du Cap-Vert, l'embouchure du Rio de la Plata, et le Carrol-Ground, au sud de l'île Sainte-Hélène. Là, pour la première fois, le nom de Moby Dick est prononcé à bord. Trois ou quatre nuits de suite, au clair de lune, les vigies signalent une baleine soufflant à l'avant du navire. Chaque fois on tente la poursuite, chaque fois il semble démontré qu'on a été dupe d'une sorte de mirage, d'une espèce de jet-fantôme ; or cette apparition nocturne, attribuée à Moby Dick par les traditions des baleiniers expérimentés, était, selon eux, le piège habituel qu'elle tendait à ses ennemis pour les attirer sur ses traces jusqu'à l'endroit où elle leur voulait livrer bataille.

Puis on doubla le cap de Bonne-Espérance ; on s'enfonça dans les froides régions du pôle antarctique, parmi les tempêtes et les frimas, et peu de jours après on était au nord-est des Crozetts, — autre station baleinière, — parmi de vastes champs de cette espèce de grain flottant qui, à l’encontre de toutes les idées vulgaires, sert de nourriture aux baleines. Cette substance particulière, appelée brit, va d'elle-même, tandis que l'énorme animal nage paresseusement la gueule ouverte, s'attacher aux fanons radicules qui treillissent le fond de son palais. Elle couvre, çà et là, des gisemens marins de plusieurs lieues carrées qu'elle dore comme si on y eût détruit des flottes chargées de froment.

À la hauteur de Java, Moby Dick fut signalée, et, le cœur palpitant d'un haineux espoir, Ahab fit mettre les pirogues en mer ; mais sa vengeance allait encore être trompée. Ce qu'on avait pris pour la baleine blanche était un énorme polype dont la masse informe dégageait, dans tous les sens, comme des faisceaux de serpens, ses longs bras enroulés et tordus. Il s'enfonça lentement sous les eaux, avec le bruit d'une sourde aspiration. Starbuck, l'intrépide Starbuck, paraissait consterné. Plutôt que de rencontrer le squid vivant, — cet épouvantail des baleiniers, — il eût aflronté de grand cœur vingt combats avec les pirates malais. L'apparition de ce fantôme des mers passe pour un présage certain que le navire qui l'a trouvé sur sa route ne rentrera jamais au port. La description du kraken fabuleux donnée par l'évêque Pontoppidan, — déduction faite des énormes proportions qu'il lui attribue, — se rapporte assez à ce que les baleiniers disent du squid, qu'ils rencontrent rarement, jamais sans ter-