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cause première et l’ultima ratio de sa philosophique indifférence ; sa pipe, petit brûle-gueule du plus beau noir, si invariablement collé à ses lèvres, qu'il en semble un appendice naturel, une inséparable végétation !

Après Stubb, et au-dessous de lui, vient maître Flask, jeune cadet d'humeur belliqueuse, qui n'a garde de prendre les baleines au sérieux, et ne voit qu'une série de bonnes plaisanteries dans les incidens variés d'une croisière de trois ans aux alentours du cap Horn ; — dans les cachalots, une espèce de rats d'eau, plus grands, il est vrai, que les autres, et quelque peu plus difficiles à prendre, mais qu'il faudrait détruire par point d'honneur et pour s'amuser, alors même qu'il n'y aurait pas d'autre avantage à cela. Derrière ces trois hommes, par lesquels se manifestent à l'équipage les volontés de l'invisible Ahab, se rangent en première ligne. leurs trois seconds, leurs trois écuyers, si on veut. Queequeg est fils d'un roi, rien que cela, l'héritier présomptif de la couronne de Kokovoko ; — cherchez cette île sur la carte, et vous ne l'y trouverez pas, ce qui pourra vous faire soupçonner qu'elle existe. Queequeg, à bord du Pequod, c'est quelque chose comme Pierre le Grand à Saardam. Il a compris la supériorité des hommes blancs, il veut en surprendre le secret, et rapporter à son peuple, au retour d'une croisade qu'il entreprend à lui seul, les bienfaits de la civilisation. Fidèle aux dieux de la patrie, Queequeg ne voyage jamais sans son fétiche, petite image difforme devant laquelle il brûle matin et soir, en guise d'encens, un morceau de son biscuit-capitaine. Queequeg est attaché spécialement, comme le meilleur harpon de l'équipage, au canot commandé par Starbuck : Tashtego et Daggoo remplissent les mêmes fonctions auprès de Stubb et de Flask. Le premier est un Indien peau-rouge, de race pure, reconnaissable à ses pommettes proéminentes, à ses longs cheveux pendans, à l'éclat de ses grands yeux noirs, au lustre satiné de sa peau, semblable à celle d'un serpent. Digne rejeton des chasseurs iroquois et algonquins, il poursuit la baleine sur les vastes eaux, comme ses ancêtres le daim et l'élan sur les prairies immenses. Le second a été ramassé sur la côte d'Afrique un jour qu'il s'ennuyait, le ventre au soleil, et que la tentation le prit de monter à bord d'un baleinier qui venait faire eau dans sa baie natale. Ce géant noir, à l'allure impériale, poserait fort bien pour le portrait d'Assuérus, et le peintre lui laisserait volontiers les deux énormes anneaux dorés qui pendent à ses oreilles.

On le voit par cet échantillon, l'équipage d'un baleinier américain est un assemblage hétérogène et pittoresque, recruté partout ailleurs qu'aux États-Unis. De fait, sauf les officiers, on ne rencontre guère à bord de ces navires qu'un ramas d'hommes nés sur tous les points.