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entreprise au nom des pures idées, que la première est plus sûre, plus gouvernable, plus heureuse, plus stable que la seconde; qu’il ajoute même que celle-ci est de sa nature si hasardeuse qu’elle ne devrait jamais être tentée, et que dans l’état de la société française elle doit enfanter des crimes et des désastres, — on ne contestera pas qu’il n’y ait de la vérité et de la force dans cette thèse; et pour tout esprit raisonnable, une seule question demeurera : la thèse, vraie en général, l’est-elle dans tous les cas sans exception, et doit-elle être érigée en règle absolue?

Burke décrit à merveille la puissance de la tradition dans les choses humaines, cette action pour ainsi dire sanctifiante du temps qui prête à des conventions accidentelles l’apparence et l’autorité de principes éternels; mais il ajoute : «Vous auriez pu, si vous aviez voulu, profiter de notre exemple. » Il veut que nous aussi nous eussions nos privilèges, quoique interrompus par le temps, — notre constitution, quoiqu’elle eût souffert du dégât et de la dilapidation. Il le suppose plutôt qu’il ne l’établit. On ne peut à volonté retrouver dans les ruines d’un vieil édifice des titres, des armes antiques; pour en retirer ces choses, il faut qu’elles y soient, il faut au moins qu’on croie qu’elles y sont. Au vrai, ce qui importe en politique, ce sont les sentimens des hommes. Si un peuple regarde ses libertés comme un patrimoine, s’il y est attaché, non-seulement par la conviction de leur excellence, mais par cette foi dans son passé qui a quelque chose de religieux, il sera sage et fier, énergique et respectueux; peu importe même que les érudits ne soient pas de son avis et que, lui contestant ses croyances, ils lui montrent dans ses institutions plus de nouveauté qu’il n’en sait. Son esprit est fixé, son caractère formé, et un peuple ainsi fait donnera son empreinte à ses révolutions. Mais si la fatalité des événemens a voulu qu’un peuple ne trouvât pas ou ne sût pas trouver ses titres dans ses annales, et si aucune époque de son histoire ne lui a laissé un bon souvenir national, toute la morale et toute l’archéologie du monde ne lui donneront pas la foi qui lui manque et les mœurs que cette foi lui eût données. Il serait puéril à un homme d’état de prêter à une société certaines opinions, et de raisonner ensuite comme si elle les avait. Là est le faible de l’argumentation de Burke. Si pour être libre il faut l’avoir été jadis, si pour se donner un bon gouvernement il faut l’avoir eu, si du moins il faut s’imaginer ces deux choses, la situation des peuples est immobilisée par leurs antécédens, leur avenir est fatal, et il y a des nations désespérées. Or Burke ne frappe pas la France d’un arrêt si cruel. Il ne lui prêche pas l’absolutisme; il ne la condamne pas à la servitude à perpétuité; il nous permet d’en sortir, et retombe ainsi dans la faute