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« Je crois donc de foi à un Démostbènes dont j’admire la stratégie, l’ordonnance, l’opiniâtre courage, mais dont je ne puis entendre la voix et reconnaître le cri de guerre.

« Voyez, me dit-il alors en jetant la main sur une tablette de mes livres : je ne prendrai point un traducteur vulgaire, ni trop éloigné de nous; je ne choisirai ni le bon abbé Auger, ni Toureil, qui appelle les Athéniens messieurs. Je m’arrête à un de nos maîtres modernes, à un critique justement célèbre, qui, de 89 à 93, avait entendu des orateurs politiques et des hommes éloquens à faire trembler; je le prendrai dans le chapitre où, plein d’admiration pour l’éloquence de Démosthènes, il nous le montre, dans un discours à la fois judiciaire et politique, revendiquant sa vie et tous ses actes de tribune contre les calomnies d’un rival. Eh bien! je l’avouerai, je ne puis me faire à cet exorde, comme l’appelle M. de La Harpe, du plaidoyer de la couronne. Dans Athènes, dans cette ville des grands monumens et des immortels exploits, je cherche un langage digne de l’héroïsme des uns et de la majesté des autres; je cherche, j’attends l’âme de ce Démosthènes qui a lutté dix ans contre Philippe, qui lutte encore contre Alexandre, qui n’est dompté au dedans de lui-même ni par la défaite de Chéronée, ni par la conquête de l’Asie, et qui réclame de ses concitoyens une couronne publique pour son patriotisme, comme un désaveu de leur faiblesse et une protestation contre leur servitude. Le cœur me bondit à cette pensée; j’ouvre la traduction, et je lis : « Je commence par demander aux dieux immortels qu’ils vous inspirent à mon égard, ô Athéniens! les mêmes dispositions où j’ai toujours été pour vous et pour l’état; qu’ils vous persuadent, ce qui est d’accord avec votre intérêt, votre équité et votre gloire, de ne pas prendre conseil de mon adversaire pour régler l’ordre de ma défense. Rien ne serait plus injuste et plus contraire au serment que vous avez prêté d’entendre également les deux parties, ce qui ne signifie pas seulement que vous ne devez apporter ici ni préjugés ni faveur, mais que vous devez permettre à l’accusé d’établir à son gré ses moyens de justification. Eschine a déjà dans cette cause assez d’avantages sur moi; oui. Athéniens, et deux surtout bien grands. D’abord nos risques ne sont pas égaux : s’il ne gagne pas sa cause, il ne perd rien[1]. »

« Où sommes-nous? s’écria vivement le général en interrompant sa lecture. Plaidons-nous une affaire de mur mitoyen? Établir à son grè ses moyens de justification, gagner ou ne pas gagner sa cause, est-ce là ce que j’attends de cette lutte à mort entre deux ennemis,

  1. Cours de Littérature ancienne et moderne, par La Harpe, t. II, p. 220.