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chaque famille répugnait instinctivement à toute atteinte portée à son individualité.

Les charbonniers de la Loire n’avaient pas pris feu aussi facilement que les passementiers : il fallait du temps pour soulever cette masse ordinairement inerte. Peut-être même ne serait-on pas parvenu à l’agiter si le chômage de toutes les industries n’avait pas diminué la production des houillères. Le désordre n’éclata que vers la fin du mois de mai 1848. Les procédés mis en œuvre par les travailleurs de cette catégorie se ressentirent de leur grossière ignorance : on aspirait à des augmentations de salaire, on les exigea par la force ; on supportait impatiemment les préposés qui commandaient dans les puits, on les chassa et on en nomma d’autres à leur place; on voulait que l’extraction de la houille ne diminuât pas, même quand la consommation s’arrêtait : on décréta purement et simplement que les propriétaires des mines seraient obligés de faire travailler les ouvriers six jours par semaine. Comment se défendre d’un sentiment de tristesse en voyant des hommes dont les sentimens n’étaient pas pervertis, des chefs de famille qui avaient leurs enfans à nourrir, tomber dans de pareilles extravagances ? Si le régime improvisé par eux avait pu subsister, il était facile d’en prévoir l’effet : comme la houille ne se vendait plus, on n’aurait pu que leur abandonner une caisse vide. Cette rude population fut lente à se calmer, comme elle avait été lente à se mettre en mouvement. En 1849, lors des troubles de Lyon, on réussit encore à faire sortir de Rive-de-Gier près de deux mille individus et à les entraîner vers le Rhône; mais ils se trouvèrent dépaysés aussitôt qu’ils eurent perdu de vue l’atmosphère fumeuse de leur cité; la plupart se débandèrent, et ceux qui voulurent poursuivre leur route furent dispersés par quelques pelotons militaires. A dater de cette échauffourée, les charbonniers sont restés tranquilles jusqu’à la grève toute récente qui vient d’inquiéter le bassin de Rive-de-Gier; cette grève, aujourd’hui calmée, n’avait son origine dans aucune excitation politique : elle avait eu pour cause la substitution, dans quelques puits, du travail à la tâche au travail à la journée[1].

La triste histoire des agitations qui ont eu lieu dans le district industriel du Forez met dans la plus complète évidence ce fait, — qu’en haïssant les populations ouvrières à elles-mêmes, on les avait livrées aux perfides suggestions des ennemis de l’ordre social. Ce n’est plus

  1. Le système du travail à la tâche, appliqué déjà sur d’autres points du bassin de la Loire, quand il n’est pas calculé de manière à réduire le salaire antérieur, ne soulève aucune objection. Disons cependant qu’il exige dans les houillères de nombreuses distinctions à cause des différences qui s’y rencontrent à chaque pas sous le rapport de la nature du terrain, et qui augmentent ou diminuent la difficulté du travail.