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PROMENADE EN AMÉRIQUE.

différentes, et, sous ce rapport, le rendent très-propre, quoique enfant de la vieille Europe, à représenter dans la science l’énergie, l’ardeur et l’impétuosité de la jeune Amérique.

Comment l’Amérique a-t-elle fait une conquête que les corps savans et toutes les capitales de l’Europe pourraient lui envier ? Il faut faire ce récit, qui est à la louange de l’Amérique autant que de M. Agassiz.

M. Agassiz n’avait point de fortune personnelle. Sa jeunesse a connu de mauvais jours. Il m’a raconté comment il s’était trouvé, à Paris, dans un tel dénuement, qu’il n’avait pas même de quoi retourner en Suisse, Un ami, qui n’était pas plus riche que lui, en ayant parlé devant M. de Humboldt, que M. Agassiz n’avait jamais vu, le lendemain celui-ci recevait, dans sa petite chambre d’hôtel-garni, une lettre flatteuse de l’illustre savant qui le priait, de la manière la plus aimable, d’accepter l’avance de la somme dont il avait besoin. M. Agassiz aime à raconter cette histoire. Après me l’avoir racontée, il ajouta : « J’ai demandé à M. de Humboldt de ne pas lui rendre cette petite somme, alors si considérable pour moi. Il me plaît de me sentir toujours son obligé. » J’espère que tous mes lecteurs comprendront comme moi la délicatesse d’un tel sentiment. Au bout de quelques années, M. Agassiz s’était fait un nom dans la science ; mais pour publier son ouvrage sur les poissons fossiles, de grands frais avaient été nécessaires. Il devait cent mille francs à son frère. Ceux-là, il ne voulait pas les devoir toujours. Où, en Europe, aurait-il trouvé à s’acquitter rapidement en faisant des cours ? Il vint aux États-Unis et professa la géologie dans l’institut de Lowell à Boston. Cet institut est encore l’œuvre d’un particulier, M. Lowell, que la passion des voyages entraîna en Orient, où il mourut, consacrant, par un testament daté de Louqsor, sa fortune à l’établissement d’un ensemble de cours destinés à montrer l’harmonie de la religion naturelle et de la religion révélée. Ce legs généreux de M. Lowell rappelle celui que dicta également en Égypte à un Français, M. le baron Gobert, un désir semblable d’être utile à la science et à son pays.

M. Agassiz vint professer la géologie à l’institut de Lowell ; improvisant dans une langue qui n’était pas la sienne, il produisit un effet immense. Le public payant qui venait l’entendre était si nombreux, qu’il fut obligé de faire deux fois chaque leçon. Les vastes salles de l’institut ne pouvaient contenir que la moitié des souscripteurs. En deux ans, il eut gagné ainsi les cent mille francs qu’il devait. Voilà ce qui s’est passé dans la mercantile Amérique. Il semble que parfois on n’y est pas indifférent au savoir, et que si l’on aime à gagner de l’argent, on sait le dépenser noblement. La démocratie libre, qui a ses petitesses et ses misères, peut donc faire pour les sciences ce que faisaient les anciennes aristocraties, et ce que ne font pas toujours