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à Québec, je la retrouve ici. J’en reçois en arrivant un témoignage qui me touche vivement. On donne demain un dîner d’honneur à M. Lafontaine, qui, après avoir contribué plus que personne au succès de la sage politique dont le Canada ressent aujourd’hui les bienfaits, s’est décidé à quitter le ministère au sein de son triomphe, ce qui ne peut s’expliquer que par les raisons qu’il donne lui-même, des raisons de santé. Je suis invité à ce dîner d’adieu. Je m’associerai de grand cœur à cette expression de l’opinion publique, et je verrai là réunis pour une manifestation des meilleurs sentimens canadiens les hommes les plus distingués, Français et Anglais, du parti constitutionnel. En attendant, j’enregistre quelques renseignemens qui me sont donnés sur ce pays et qui dessinent le caractère des deux races qui l’habitent. Un changement notable s’est opéré depuis quelques années dans la situation commerciale de nos compatriotes du Canada. Le commerce de ce qu’on appelle les marchandises sèches (dry goods) était entièrement entre les mains des Anglais. Il n’y avait qu’un commerçant français à Montréal, pas à un à Québec; aujourd’hui il n’en est plus ainsi. Les autres branches de commerce, les vins, les huiles, les épiceries, sont encore principalement entre les mains des Anglais. Je demande d’où provient cette différence; on me répond en souriant, — c’est un Français qui parle, — que ces branches du négoce s’arrangent mieux d’une conscience un peu élastique. On convient en même temps que les Canadiens français, en cela très semblables à leurs frères d’Europe, sont trop accoutumés à compter sur la protection du gouvernement, trop peu disposés à combiner librement leurs efforts et leur action. Dans le Haut-Canada, au contraire, où prévalent, comme en Angleterre et aux États-Unis, le principe volontaire et l’esprit d’association, on se concerte fréquemment pour entreprendre un chemin, un canal. Ce contraste fait voir combien des tendances diverses semblent inhérentes au génie des deux peuples, puisqu’elles les suivent dans leurs plus lointaines migrations.

Cœlum non animum mutant qui trans mare currunt.

Certains traits qu’on peut plus particulièrement rapporter au naturel normand se montrent dans les habitudes des Canadiens français. Le Canadien n’est pas prêteur; il lui coûte de se dessaisir de son argent. En même temps, ce qu’il y a de généreux dans le caractère français se trahit par une assez grande facilité à se faire caution pour obliger. La population du Haut-Canada se recrute par l’émigration, celle du Bas-Canada par un moyen plus direct. Un paysan disait à M. Johnston l’agronome : « Oh! monsieur, nous sommes terribles pour les enfans. » En général, l’Anglais ne fait qu’une chose; le Français exerce à la fois plusieurs industries. Cette assertion ne m’a pas étonné,