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touchant que cette joie magnanime chez ces deux hommes, tombant à la même heure pour leur pays, l’un heureux d’un succès dont il ne jouira pas, l’autre s’applaudissant d’une mort qui lui épargne la douleur de voir le triomphe de l’ennemi, tous deux d’accord pour bénir une noble fin[1].

M. Garneau, qui a bien voulu être mon obligeant cicérone, a écrit une histoire du Canada, fruit de recherches consciencieuses et animée d’une sympathie sincère pour la France, qui n’est du reste que de la justice historique. Quelques imperfections de langage disparaîtront dans une nouvelle édition qu’il prépare aujourd’hui ; je les regretterai presque : elles sont une expression de plus de la séparation que nous avons laissée s’accomplir et une accusation contre le gouvernement qui l’a lâchement permise.

J’ai été admirer la belle cascade qui porte le nom si français de Montmorency et visiter les cultivateurs des environs de Québec, chez lesquels les mœurs de la vieille France vivent dans toute leur intégrité. La colonisation du Canada ne fut point composée de gens sans aveu, d’aventuriers de bas étage, mais d’honnêtes campagnards, de petits gentilshommes et de soldats. On m’assure même qu’un bâtiment qui apportait une population moins respectable fut renvoyé avec elle en France. Aussi l’habitant canadien de mot (le paysan n’est pas connu) est-il en général religieux, probe, et ses manières n’ont rien de vulgaire et de grossier. Il ne parle point le patois qu’on parle aujourd’hui dans les villages de Normandie. Sous son habit de bure grise, il y a une sorte de noblesse rustique. Quelquefois il est noble de nom et de race, et descend de quelque cadet de Normandie. Nous avons, par exemple, rendu visite à un habitant qui menait la vie d’un paysan aisé et s’appelait M. de Rainville.

La cascade Montmorency est formée par une belle nappe d’eau légèrement tortueuse qui tombe de deux cent trente pieds, presque dans les eaux du Saint-Laurent, entre des arbres et des rochers. La chute, comme il arrive souvent, s’est fait jour au point où se joignent deux terrains différens, les schistes et le calcaire.

Pendant le temps que j’ai passé à Québec, j’ai beaucoup entendu parler politique. J’ai trouvé dominante l’opinion que j’avais rencontrée à Montréal : rester attaché au gouvernement anglais tant qu’il continuera lui-même à marcher dans la voie libérale où il a fini par entrer. Les Canadiens français sentent parfaitement que la réunion

  1. Tel est l’intérêt historique et national qui s’attache au combat mémorable livré sur les hauteurs qu’on appelle les plaines d’Abraham, et dans lequel Montcalm perdit la vie. Ce qui est moins connu, c’est qu’un Français dont le nom ne doit pas être oublié, le général Levi, revint peu de temps après, par une victoire remportée sur les Anglais aux lieux même qui les avait vus triompher, venger la mort de Montcalm, mais il ne put reprendre Québec.