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de ces grands rochers qui forment comme le soubassement de Québec, et en font une position si forte. Ils me frappent par une singulière ressemblance avec la montagne du Roule, qui domine Cherbourg.

La situation de Québec est magnifique. Au pied des rochers que la ville couronne, la rivière Saint-Charles vient se jeter dans le Saint-Laurent ; en face sont de beaux villages, de blanches maisons semées au milieu des arbres ; de légères embarcations et de gros navires voguent sur le fleuve majestueux : la vue les suit jusqu’au moment où ils tournent derrière ce promontoire sombre et grandiose qui s’appelle le cap Tourmente, et la ville domine cet ensemble pittoresque d’eaux, de rochers, de villages, au-dessus desquels elle est suspendue.

Avant tout, je suis allé voir le champ de bataille où s’est décidé le sort de Québec, du Canada et de la France en Amérique. Il y a eu un temps où les Français dominaient par une ligne de forts les points les plus importans d’une étendue de douze cents lieues, depuis Terre-Neuve jusqu’au Mississipi. Alors le lac Ontario s’appelait lac Frontenac ou Saint-Louis ; le lac Erié, lac de Conti ; le lac Huron, lac d’Orléans ; le lac Michigan, lac Dauphin ; le lac Supérieur, lac de Tracy ou de Condé ; la rivière des Illinois, rivière Seignelay ; le Mississipi, rivière Saint-Louis ou rivière Colbert. En voyant une carte d’Amérique gravée en 1688, je croyais voir une carte de France. Tout cela composait la Nouvelle-France, et de tout cela il ne nous reste rien. Dans le pays que nous possédions étaient ces régions de l’ouest vers lesquelles se précipite aujourd’hui l’activité américaine, et qui seront un jour la portion la plus riche et la plus peuplée des États-Unis. Je ne sais, du reste, si nous eussions pu conserver ce vaste empire. Pendant que la France lançait dans les profondeurs inexplorées du nouveau continent ses missionnaires et ses guerriers, l’Angleterre établissait sur le littoral des colonies agricoles et marchandes, et s’avançait d’un pas lent, mais sûr, vers l’intérieur du pays. Surtout depuis l’affranchissement de ces colonies, comment nos établissemens auraient-ils pu subsister sui-cette longue ligne, séparés par elles de la mer ? Les États-Unis pouvaient-ils nous abandonner le Mississipi et laisser lier l’artère principale de leur commerce sans étouffer[1] ? Ce que nous avions à faire, c’était de défendre et de garder le Canada ; or c’est ce que nous ne fîmes point : presque jamais on ne comprit en France l’importance de cette colonie. Dès 1629, le Canada fut momentanément occupé par les Anglais. Le conseil de Louis XIII tenait si peu à cet établissement, qu’il proposait de n’en pas demander la restitution ; mais Richelieu,

  1. Peut-être aurions-nous pu nous étendre à l’ouest et atteindre l’Océan Pacifique et la Californie. Turgot soumit au roi un plan pour peupler rapidement les vastes contrées qu’on aurait appelées la France équinoxiale : il fut traité de visionnaire.