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PROMENADE EN AMÉRIQUE.

qui parlent à l’imagination par leur étendue et par leur nombre. Combien tout cela représente de volonté, d’activité, de puissance ! À droite, je ne vois d’autres bâtimens que des hôpitaux, des prisons aux murs gris, à l’air triste et froid, nécessités sévères de la civilisation. À mon retour, j’irai visiter ces hôpitaux et ces prisons, comme en Italie j’allais visiter des galeries et des palais. En attendant, j’ai ce soir la nature à contempler. Depuis l’Egypte, je n’ai pas vu un semblable coucher de soleil. Même en Italie, on ne trouverait point ces teintes enflammées et sanglantes. À l’horizon, je découvre en face de moi une fournaise d’où jaillissent des traits de feu et des lignes d’ombre. Bientôt la fournaise devient un volcan au cratère de nuages lézardés de lignes rouges, puis le cratère semble se briser et faire explosion dans le ciel. Voilà ce qu’est la lumière à cette époque dans l’Amérique du Nord.

Ces bords ne sont pas assez élevés et assez hardis pour être pittoresques ; mais le pittoresque n’est pas tout, la grandeur est quelque chose, et la grandeur n’est pas absente, surtout quand, dépassant au clair de lune une foule de bâtimens à voiles qui semblent fuir comme des fantômes, on se représente les mêmes eaux alors qu’elles baignaient des forêts séculaires, et n’avaient vu que la pirogue de l’Indien glisser à l’ombre de ces forêts, au lieu d’être labourées comme aujourd’hui par les roues bruyantes de ce char triomphal de l’industrie et de la civilisation. Je salue cette puissance de la vapeur, qui est l’âme de la société américaine, en répétant ces vers prophétiques de Darwin :


« Bientôt, ô vapeur encore indomptée ! ton bras traînera la barque paresseuse ou poussera le char rapide, ou bien portera un chariot aérien, déployant ses ailes et fuyant à travers les champs de l’espace. »


Une partie de la prédiction reste encore à accomplir ; mais la réalisation de la première semble un garant de l’accomplissement de la seconde.

Sur le bateau, j’ai remarqué, ce qui est assez aristocratique, que les passagers des secondes n’entrent dans la salle du souper que lorsque les passagers des premières sont assis. En revanche, voici qui est très démocratique : après le souper, j’ai demandé un verre d’eau à un garçon ; celui-ci, sans répondre, m’a montré un verre, à deux pas, sur la table, avec un geste d’une incomparable majesté.

À moitié route, on quitte le bateau à vapeur pour le chemin de fer. Dans cette partie du trajet, j’ai commencé à faire connaissance avec le caractère américain. On a passé d’un wagon sur un autre. Moi, avec le laisser-aller de mes habitudes européennes, je suis arrivé sans me presser au moment où l’on venait de détacher les deux