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que le discernement populaire a décerné la magistrature aux meilleurs jurisconsultes. Je n’en pense pas moins que ce mode d’élection est un empiétement du suffrage universel sur ce qu’il serait le plus important de lui soustraire, que cette magistrature précaire n’a ni la majesté ni la force convenable, et que les états qui n’ont pas encore essayé de cette révolution feront bien de ne pas l’accomplir.

Tout en recueillant ces renseignemens et bien d’autres de la bouche des hommes les plus compétens, en m’initiant par eux aux secrets de la société singulière que je viens visiter, je n’oublie pas la mer et le ciel. Je passe de longues heures tantôt à l’avant du bâtiment, m’enivrant de la brise, plongeant mon regard dans cette étendue si courte pour les yeux, mais que ma pensée déroule devant moi jusqu’aux rivages de l’Amérique, tantôt à l’arrière, suivant du regard l’allée verdoyante que trace le sillage du vaisseau. Je ne trouve point que la mer offre un spectacle monotone, comme on le dit souvent : elle change à chaque instant d’aspect, de couleur, de physionomie. Cette puissance formidable a le charme du caprice : tantôt sombre et troublée, tantôt calme et radieuse, la mer est tour à tour d’azur, d’émeraude, de plomb fondu, d’huile, d’encre ou d’or. La vie de bord ne m’ennuie point. Je vais de groupe en groupe, comme on va le matin à Paris d’un salon dans un autre. À deux pas sont la solitude, la rêverie, l’immensité. En présence de cette immensité, les enfans jouent sur le pont ; la partie jeune de la société rit et danse gaîment, tandis que le ciel se rembrunit et que l’Océan commence à gronder. Enfin, après onze jours de cette vie de conversations, de lectures, de promenades même, car le pont du Franklin ferait une assez belle allée de jardin, nous approchons du nouveau continent, ayant franchi mille lieues presque sans nous en apercevoir. Avant d’arriver, un brouillard épais nous enveloppe : ce sont les brumes de Terre-Neuve qui s’étendent jusqu’ici et qui sont formées surtout par la condensation de la vapeur de l’eau plus chaude qu’entraîne vers le nord le grand courant maritime appelé gulf-stream. La machine s’arrête, et si elle recommence à marcher, on sonne une cloche pour avertir les bâtimens qui pourraient nous heurter. Le capitaine et le pilote s’évertuent à percer du regard ces ténèbres ; elles se dissipent enfin. Nous entrons dans la rade de New-York, qui, quoi qu’on en dise autour de moi, ne ressemble point à la rade de Naples, mais qui n’en est pas moins une rade magnifique, et le Franklin vient, à l’embouchure de l’Hudson, toucher le quai que borde à perte de vue une foule d’autres bâtimens à vapeur. Nous sommes en Amérique.

Avant de mettre pied à terre, et tandis que nous attendons nos bagages, nous apprenons l’issue de l’expédition de Cuba ; elle a échoué, Lopez a été pris et exécuté. Ces nouvelles nous sont données par