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port. L’éventualité qu’il avait prévue arriva. Mme  Goëzman, obligée d’avouer le détournement des 15 louis en les restituant ou de nier qu’elle les eût reçus, prit ce dernier parti : elle déclara qu’on lui avait en effet offert de la part de Beaumarchais des présens dans l’intention de gagner le suffrage de son mari, mais qu’elle les avait rejetés avec indignation. Le mari intervint et dénonça Beaumarchais au parlement comme coupable d’avoir calomnié la femme d’un juge après avoir vainement tenté de la corrompre.

Le fait des présens acceptés et des 15 louis gardés par Mme  Goëzman ayant été démontré jusqu’à l’évidence par l’information judiciaire, on s’explique difficilement que le mari ait eu l’imprudence d’intenter un pareil procès. En supposant qu’il ignorât d’abord le trafic auquel s’était livrée sa femme, il était trop bon criminaliste pour admettre, sur la simple dénégation de celle-ci, que Beaumarchais pût être assez téméraire ou mieux assez insensé pour lui réclamer 15 louis qu’elle n’aurait pas reçus. Il dut donc se convaincre facilement, et dès le premier jour, de la réalité d’un fait auquel avaient pris part plusieurs personnes. Je vois dans les papiers remis à Beaumarchais par M. de Sartines qu’avant de recourir au parlement, Goëzman essaya de se débarrasser de ce plaideur incommode au moyen d’une lettre de cachet, et qu’il espéra un instant qu’on lui rendrait ce petit service, car il écrit à M. de Sartines, en date du 5 juin 1773, le billet suivant :


« Je vous supplie que la punition ait pour cause d’une manière ostensible pour moi l’injure faite à ma femme et par contre-coup à moi. Vous voudrez bien m’informer demain du parti qui aura été pris et compter sur mon éternel dévouement. »


Le gouvernement n’ayant point osé risquer cette iniquité et Beaumarchais continuant à réclamer ses 15 louis, le juge Goëzman prend ses précautions pour le perdre : il fait venir le libraire Lejay, qui a été l’agent de sa femme, et, après l’avoir épouvanté par des menaces et rassuré en même temps sur les conséquences de l’acte qu’il exige de lui, il lui fait copier la minute d’un faux témoignage qu’il a rédigé lui-même, dans lequel Lejay, appuyant le mensonge de Mme  Goëzman, déclare que Beaumarchais l’a poussé à tenter de corrompre cette dame en lui faisant offrir des présens, mais que celle-ci a tout rejeté avec indignation. Armé de ce faux témoignage, il se décide enfin à appeler la vengeance du parlement sur la tête d’un homme décrié qu’il espère écraser facilement.

La situation de Beaumarchais était en effet déplorable. Le procès La Blache, perdu sous l’influence de ce même Goëzman, avait détruit sa réputation et jeté le désordre dans sa fortune ; l’adversaire triomphant avait fait saisir tous ses biens et ne lui laissait pas un instant