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la vie de Beaumarchais cette similitude, qu’elle n’est aussi qu’une longue série de procès. Soixante ans d’anarchie officielle et de conflits de pouvoirs ont précédé et préparé l’état révolutionnaire dans lequel la France s’agite depuis soixante ans. Le règne si brillant, mais si absorbant de Louis XIV avait arrêté l’éducation politique de notre pays. « En établissant pour lui-même, comme l’a dit un sage historien[1], un gouvernement que lui seul était capable de maintenir, » le grand roi léguait à ses successeurs un fardeau difficile à porter. Il avait reçu des mains de Henri IV et de Richelieu une nation dégagée du chaos féodal, et dont la tête au moins était mûre pour des institutions nouvelles ; il donna à cette nation tous les genres de gloire, il sut lui faire accepter et aimer, en l’entourant du prestige le plus séducteur, le pouvoir le plus absolu qui eût figuré jusque-là dans notre histoire ; il accomplit de grandes et utiles réformes dans toutes les branches de l’administration publique ; mais, en même temps qu’il faisait faire un pas immense à la civilisation, il ne préparait rien pour la satisfaction d’un besoin que la civilisation entraîne avec elle et qui allait éclater après lui. Il ne faisait rien pour organiser sous une forme quelconque un contrôle normal du pouvoir, une intervention régulière du pays dans ses propres destinées. Après avoir détruit le peu qui restait des institutions anciennes, concentré en lui toute autorité, il disait : « L’état, c’est moi, » et vivait comme s’il eût dû être immortel, oubliant que la dictature est personnelle et disparaît avec le dictateur. Par l’irrésistible ascendant de sa gloire, par la durée et l’éclat d’un règne de soixante-douze ans, par la suppression de tout élément hostile, nul monarque ne fut, comme lui, à portée de résoudre ce problème impérieux qui épuise et dévore nos générations démoralisées : créer des institutions qui survivent aux hommes. Malheureusement la tendance des pouvoirs illimités n’est pas de se limiter eux-mêmes, et l’histoire attend encore ce miracle d’un souverain tout-puissant usant de sa puissance envers son peuple à la façon d’un père qui prépare son fils à se passer de lui.

Louis XIV est à peine descendu dans la tombe, que déjà commence la dissolution de ce gouvernement dont il était l’âme. Les trois grandes influences sociales d’alors, — noblesse, clergé, parlemens, — qui, formées à la vie politique par une main ferme et investies d’attributions déterminées, eussent pu diriger l’esprit public, présider à la transformation sociale qui se préparait, conjurer l’aveugle et violente irruption des masses, — ces trois grandes corporations, au sortir d’un régime où elles n’avaient appris qu’à obéir en silence, se re-

  1. Droz, Histoire du règne de Louis XVI, introduction.