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Je reviens donc à la Cène. Il y a dans cette composition une gravité qui rappelle les meilleurs temps de la peinture. L’auteur a compris toutes les difficultés de sa tâche et les a franchement abordées. Ce que j’aime surtout dans cet ouvrage, c’est que, tout en respectant la tradition, il est empreint cependant d’une véritable originalité. Aussi religieux dans l’expression que Giotto et Fra Angelico, M. Périn ne s’est pas permis de copier les têtes inventées par ces deux maîtres éminens : il a senti la nécessité de créer des types nouveaux, et non-seulement il a donné pleine carrière à son imagination, non-seulement il a conçu en pleine liberté tous les convives assis à la table du Christ, mais il n’a pas oublié un seul instant qu’il devait, tout en restant fidèle au sentiment chrétien, tenir compte de toutes les conquêtes, de tous les progrès de son art. Il n’y a pas dans la Cène une seule figure qui mérite le reproche d’archaïsme, et c’est à mon avis un mérite digne des plus grands éloges. Le Christ, debout au milieu de ses disciples, prononce les paroles rapportées par l’Evangile : « Buvez, ceci est mon sang; mangez, ceci est ma chair. » Ce thème difficile, déjà traité par tant de mains habiles, M. Périn a su le développer dans un style sévère et sans copier personne. Il ne s’est pas contenté d’éviter avec un soin respectueux tout ce qui aurait pu reporter la pensée du spectateur vers le réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces. Il n’a pas montré moins de discrétion envers Rome et Florence, de telle sorte que la Cène de Notre-Dame-de-Lorette lui appartient tout entière. L’expression de chaque physionomie est tellement arrêtée, qu’elle doit être née d’une pensée profonde. Il est probable que M. Périn, avant de choisir ses modèles, s’est donné la peine de les prévoir et de les concevoir; puis, une fois en possession de ces types gravés au fond de sa conscience, il s’est mis en quête, et n’a pas tardé à rencontrer l’image vivante de sa pensée. Grâce au travail préliminaire dont je viens de parler, il lui a suffi, pour exprimer fidèlement sa volonté, de modifier ou d’interpréter les modèles qu’il avait sous les yeux. Si cette méthode n’est pas la plus rapide, c’est du moins la plus sûre, et je sais bon gré à M. Périn de l’avoir choisie. Il aurait pu, comme tant d’autres, copier de vieilles gravures ou reproduire littéralement les modèles que la nature lui offrait : les peintres archaïstes, qui prétendent posséder seuls le secret de l’expression religieuse, l’auraient applaudi à outrance, ou bien les réalistes l’auraient vanté comme un homme vraiment sage, désabusé de toutes les traditions, et revenu au véritable but de l’art tel qu’ils le comprennent, à l’imitation. M. Périn connaissait de longue main ce double écueil, et, pour passer entre l’archaïsme servile et le réalisme vulgaire, il n’a eu qu’à demeurer lui-même. Nourri des leçons de l’école italienne, il l’embrasse et la conçoit tout entière, depuis ses