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de n’être pas noyé, se vit condamner à mort pour crime de désertion ; il eut l’esprit de faire commuer sa peine en celle de bannissement, puis il en fut quitte pour une forte amende ; enfin il rentra tout à fait en grâce, et il fut nommé gouverneur civil de Chusan in partibus, pour reprendre ses anciennes fonctions le jour où les barbares auraient évacué l’île. Il dut attendre cinq ans. Dans l’intervalle, comme il s’était montré généreux à l’égard des prisonniers anglais et qu’il pouvait ainsi rendre d’utiles services dans les négociations, il fut adjoint aux plénipotentiaires chargés de conclure le traité de Nankin. Telles sont, en Chine, les vicissitudes d’une carrière de mandarin.

Elipou lui-même nous est rendu. Nous l’avons laissé tout à l’heure déchu de tous ses grades et condamné à terminer sa longue carrière sur les frontières de la Sibérie, il était encore en route pour ce lointain exil, lorsqu’un exprès le rappela à Pékin, où l’empereur, effrayé de la tournure que prenaient les événemens, lui confia pour la seconde fois la direction des affaires. Après avoir si longtemps écouté le parti qui, dans son conseil, prêchait la guerre à outrance, Tao-kwang s’était enfin rallié à la politique de paix et de conciliation dont les mandarins Kichen et Elipou avaient, dès l’origine, démontré l’impérieuse nécessité. Il était las (et cela se conçoit) de recevoir chaque jour un pompeux récit des victoires remportées par son armée et d’apprendre en même temps que chaque jour les Anglais gagnaient du terrain et se rapprochaient de sa capitale. Il ne songea donc plus qu’à arrêter à tout prix la marche des barbares. Tel fut le sens des instructions données à Elipou, qui devait être secondé, dans cette volte-face de l’orgueil chinois, par les lumières et la sagesse du mandarin Kying, destiné à jouer un rôle si éminent dans la politique extérieure du Céleste Empire.

Les deux messagers auxquels Tao-kwang confiait ainsi la branche d’olivier, Elipou et Kying, étaient d’origine tartare. Il convient de placer ici une curieuse remarque qui jette un nouveau jour sur le caractère des deux races établies en Chine. Pendant tout le cours de la lutte, les mandarins qui représentaient, soit à Pékin, soit dans les provinces, l’élément tartare, c’est-à-dire la race conquérante, semblaient pencher vers la paix. Les plus ardens conseillers de la guerre, les fanatiques, les sanguins, ceux qui ne voulaient jamais entendre parler de transaction ni de trêve, c’étaient les mandarins de la race conquise, les Chinois de la vieille roche, toujours prêts à s’indigner de l’indulgence qui épargnait les barbares. Ces lettrés à plumes de paon s’épuisaient à rédiger de fières proclamations et à venger par des phrases le territoire violé ; mais, sur le champ de bataille, les autorités chinoises, si éloquentes dans le conseil, ne se distinguaient le plus souvent que par la prudence exagérée de leurs promptes retraites ; les chefs tartares, au contraire, se défendaient avec résignation, et ils déployèrent parfois une noble intrépidité, à laquelle les officiers anglais se sont empressés de rendre hommage. Il n’y eut jamais de lutte sérieuse que là où les troupes tartares étaient engagées.

L’escadre anglaise a jeté l’ancre devant Nankin. Toute résistance est impossible : les Tartares viennent de s’ensevelir bravement sous les ruines de Chin-kiang-fou ; les Chinois, mandarins et soldats, se sentent perdus ; une éclipse de soleil, sinistre augure, leur a prédit l’inévitable défaite. Elipou et Kying remplissent alors leur mission ; ils subissent la loi du vainqueur, et, dans une