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me faire ce cadeau. Je parlai au père Lifford de ce dépit, et il me dit de venir vous demander la poupée. Ce fut à contre-cœur, mais je fus obligée d’obéir. J’ai souffert quand vous m’avez demandé si j’étais heureuse. Il m’en coûtait de dire que je ne le suis pas ; mais je dirai la vérité : non, je ne suis pas heureuse.

« — Non ! s’écria la mère, pas heureuse avec la jeunesse et la santé et la vie devant toi ! O mon enfant, que ne puis-je t’enseigner à être heureuse ! » Après une pause, elle ajouta avec une émotion touchante en mettant la main sur son front : « Mais il y a là tant de confusion ! — Ici, dans mon cœur, je sens tout. O mon Dieu, apprends à mon enfant ce qu’est le bonheur ! » Elle s’arrêta encore, et avec un léger sourire elle dit : « Qu’est-ce qui te rendrait heureuse, Gertrude ? Ce n’est plus une poupée de cire à présent ? »

« Gertrude se pencha sur sa mère et lui dit tout bas à l’oreille, comme si elle avait peur d’être entendue : « Si j’allais à la fête de Woodlands, je serais heureuse. J’y ai mis mon cœur autant qu’à la poupée de cire quand j’étais petite fille. »

« Mme Lifford parut surprise, perplexe. Elle pressa ses tempes dans ses mains comme pour recueillir ses idées. — Une fête, chérie ! mais qui t’y conduirait ? Ma Gertrude, c’est impossible.

« — Maman, on a invité le père Lifford : persuadez-lui d’y aller et de me mener.

« L’audace de cette idée frappa d’étonnement la mère muette ; mais Gertrude continua : — Maman, il me faut du changement, des distractions. Je ne peux supporter plus longtemps la vie que je mène. Je suis sûre que papa me déteste.

« — Ma fille, ma fille, demande pardon à Dieu d’une telle pensée ; il n’y a de refuge contre ces pensées que dans la prière. Mais que t’a fait ton père ? C’est horrible ! » Elle fit le signe de la croix sur le front de sa fille et poussa un profond soupir.

« — Ne vous effrayez pas, maman. Je n’ai pas dit que je le déteste, Dieu m’en préserve ! J’ai tort peut-être, et il ne me déteste pas ; mais il ne se soucie pas de moi, c’est certain. Personne ne s’intéresse à moi, excepté vous, maman, vous peut-être. Je ne l’ai pas toujours cru, mais aujourd’hui je ne sais comment je sens que vous vous intéressez à moi.

« — As-tu réellement supposé que ta mère ?… Oh ! mes longues et cruelles souffrances, mes membres engourdis, ma mémoire obscure et confuse, ma langue embarrassée, êtes-vous cause de cela ? C’est juste, il devait en être ainsi ; mais aujourd’hui je te remercie, mon Dieu, d’avoir écarté le voile et de lui avoir montré ce qu’il y a dans ce cœur qui bat sous le fardeau qu’il est obligé de porter, oui, qu’il aime à porter ! s’écria-t-elle avec une énergie croissante et en parlant espagnol, comme elle faisait toujours quand elle était fortement émue. Elle retomba épuisée, et Gertrude fut obligée d’appeler la fille de chambre qui soignait sa mère. »


La pauvre mère gagna auprès de M. Lifford et du revêche abbé la cause de sa fille. Gertrude alla, sous la garde du père Lifford, à la matinée de Mme Apley, à Woodlands. Le grand souci de Gertrude