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sein d’une vie reposée la sérénité qui respire dans ses vers ; le démocrate, publiciste honorable et convaincu, mêlé à l’action, au combat ; l’un plus européen, plus complet ; l’autre plus américain, plus concentré ; l’un original par la diversité des inspirations, l’autre puissant par l’intensité d’un petit nombre de sentimens jetés dans un moule moins nouveau, mais peut-être plus personnels ; le premier cosmopolite un peu comme un Allemand, le second national comme un Anglais ; tous deux Américains par le cœur et par la popularité »

M. Bryant a fait aussi le voyage d’Europe ; il a écrit ce voyage. J’en traduirai le début : il est curieux parce qu’il fait sentir l’impression que notre vieux monde peut produire sur les habitans du nouveau. Nous sommes pour eux, à notre tour, quelque chose de nouveau, de singulier, et il est assez piquant de voir notre vie d’Europe, nos souvenirs, notre avenir, notre civilisation si ancienne à leurs yeux par comparaison, toutes ces choses qui sont pour nous la réalité quotidienne, et qui ne nous frappent point, prendre tout à coup dans leur imagination l’aspect du lointain, de l’antique, de l’extraordinaire. C’est comme si nous pouvions nous apercevoir de loin nous-mêmes dans un mirage. M. Bryant est frappé d’abord des vieilles églises de Rouen et du costume des paysannes normandes, puis il ajoute : « Nous rencontrâmes des femmes sur des ânes, cette bête de somme de l’Ancien-Testament, avec des paniers de chaque côté, ce qui était la coutume il y a cent ans. Nous vîmes de vieilles femmes sur leur porte, filant avec des quenouilles et formant le fil en le roulant entre leur pouce et leur index, comme dans Homère. Un troupeau de moutons broutait au penchant d’une colline, gardé par un berger et un couple de chiens aux oreilles dressées qui les défendaient des étrangers, ainsi qu’on faisait il y a mille ans. » Une coutume qui dure depuis cent ans semble au poète, fraîchement débarqué dans l’ancien monde, quelque chose d’incroyable ; filer avec une quenouille, en tordant le fil entre l’index et le pouce, est un procédé homérique curieux par son antiquité. Cependant ce n’est que de nos jours que la quenouille a pu être remplacée, et l’auteur aurait pu se souvenir que l’on doit au génie d’un Français, M. Ph. de Girard, la découverte de la machine à filer le lin, qui permet de se passer du procédé primitif dont il s’émerveillait.

J’ai visité aussi M. Washington Irving. Les ouvrages de M. Irving sont trop connus en Europe pour que j’aie besoin de faire autre chose que de les rappeler. Historien solide et agréable de Colomb et des premiers conquistadores, conteur aimable sous le nom de Geoffrey Crayon, il a familiarisé l’Europe, où il a vécu et dont il sait reproduire le langage, avec les scènes de la prairie, avec les Indiens des Montagnes-Rocheuses. Il a écrit un charmant volume sur l’Alhambra. Il est, comme