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d’après laquelle je ne veux point juger celles que je ne connais pas, et qui, j’espère, n’est point faite pour en donner une idée exacte. Cette idée serait trop défavorable. Le noble et malheureux enthousiaste de Florence est représenté d’abord comme le dernier des misérables, vivant au sein de la plus abjecte infamie, indigne complaisant des grands seigneurs, et en rapport avec des brigands de la famille de Rinaldo-Rinaldini. Puis le malheur produit en lui une révolution subite ; il s’élève par une exaltation imprévue au dessein de donner à Florence la liberté ; il soutient mal ce nouveau personnage, car il parle comme un démagogue de bas étage et agit de même. La réception qu’il fait à l’envoyé de Charles VIII est un modèle de non-sens et de bombast. Ce qui n’est pas moins ridicule, c’est l’amour sentimental de l’austère dominicain pour une jeune patricienne de Florence à laquelle il propose de l’enlever et de la conduire en Amérique. « L’ouest nous appelle ! lui dit-il ; on assure que les aventuriers y prospèrent. O ma bien-aimée, fuyons de cette Europe misérable et usée vers quelque doux Éden du Nouveau-Monde ! » En 1495, trois ans après la découverte de l’Amérique, on ne pensait guère à aller dans le far west, et Savonarola y pensait moins que personne. Il finit par se battre en duel sur la scène avec Jean de Médicis qu’il désarme, et qui le tue d’un coup de stylet. Le stylet, les moines corrompus, les brigands de mélodrame, voilà tout ce que l’auteur a compris de la Florence du XVe siècle, et il a fait d’un des personnages les plus extraordinaires de ce temps un assassin, un jacobin (dans le sens politique du mot), un drôle et un niais. Je cite cette monstruosité comme un exemple de l’espèce d’extravagance à laquelle on peut arriver en Amérique au sujet de l’Europe, et qu’il serait impossible de trouver ailleurs au même degré, sans rendre au reste le moins du monde la littérature des États-Unis responsable d’une pareille œuvre.

Il y a donc une littérature aux États-Unis. On dit quelquefois en France, avec cette légèreté tranchante à laquelle nous sommes trop sujets : « Les États-Unis sont un pays où l’on ne pense qu’à faire fortune, où il n’y a point de littérature, où il ne peut point y en avoir. » Tout au plus fait-on une exception pour les romans de Cooper, parce qu’on les a rencontrés dans les cabinets de lecture. D’abord, et j’en parle d’une manière fort désintéressée, je ne trouve pas qu’il soit si mal de faire fortune quand on ne sacrifie pas à ce but sa dignité et son indépendance. C’est en tous pays le mobile de presque tous ceux qui ne trouvent pas une existence toute faite, ce qui est toujours le grand nombre. Napoléon dit bien dans ses mémoires, en parlant de lui-même et des autres généraux de l’armée d’Italie : « Nous avions notre fortune à faire. » Je ne remarque point qu’en France et en Angleterre