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ait un bon opéra ? Je sais bien qu’on vantait beaucoup les chanteurs italiens que j’ai entendus ce soir ; mais ma sincérité ne me permettait pas de m’associer à la louange, ce qui paraissait étonner un peu. En vérité, j’admire assez de choses aux États-Unis pour avoir le droit de ne pas tout admirer. En général, les théâtres ne sont pas ce qu’il y a de plus remarquable dans ce pays. On cite cependant avec éloge une tragédie, Witchcraft, de M. Cornélius Mathews. On représente quelquefois sur les théâtres à New-York des farces fort gaies, d’un comique local, telles qu’une Famille sérieuse, raillerie assez amusante des prétentions à l’austérité et à la philanthropie, un des travers du pays. On rit beaucoup de cette Famille sérieuse, dont la partie féminine passe son temps à coudre des habits pour les petits nègres, ce qui est pourtant une très bonne action ; mais tout cela ne mérite guère qu’on s’en occupe. Pour les tragédies, un seul fait montrera où en est ce genre de production dramatique aux États-Unis. J’ai toujours lu sur l’affiche, avec grand renfort d’éloges immodérés, le nom de l’acteur ou de l’actrice qui jouait le principal rôle, et jamais le nom de l’auteur. Cela suffit à prouver que la tragédie n’a pas aux États-Unis d’existence littéraire. J’ai vu jouer par M. Forrest, le tragédien le plus en vogue, une pièce dont le héros était ce chef sauvage appelé par les Anglais le roi Philippe, l’un des premiers qui ait fait une guerre, sérieuse aux colons de la Nouvelle-Angleterre. C’était un mélodrame fort ordinaire, dans lequel M. Forrest fut très applaudi. Je ne pus m’empêcher de trouver à l’acteur une certaine énergie violente, mais souvent forcée, et un certain talent pour reproduire le caractère féroce du sauvage. Du reste, l’impression était pénible, et la dignité de l’art entièrement absente. M. Forrest a dans le public des amis et des adversaires pour une cause étrangère à son mérite comme acteur. À la suite de démêlés avec mistress Forrest, qui ont produit un procès scandaleux dont les tribunaux sont saisis en ce moment, il a imaginé, dans un discours prononcé sur le théâtre, de mettre le public dans le secret de ses infortunes domestiques. L’intérêt et la passion du public se sont partagés entre lui et Mme Forrest, qui vient de choisir pour débuter sur le théâtre le moment où son nom a retenti dans une cause d’adultère. Tout cela est assez grossier selon nos idées européennes, et ne tend pas beaucoup à relever la scène américaine. Le préjugé d’une partie respectable de la société contre le théâtre est, je pense, une des causes qui l’empêchent de s’élever à la dignité qu’il peut atteindre. Frappé d’une sorte de réprobation morale, il est contraint de s’adresser à la foule : un art est comme un homme, il a besoin d’être respecté pour s’honorer lui-même.

Le hasard fait tomber sous mes yeux une tragédie intitulée Savonarola,