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que, et finalement, après bien des pourparlers, il acheta un cent d’épingles qu’il paya un sou, et encore avec autant de grimaces que si on lui eût arraché l’ame. Dans les regards de la jeune fille, notre homme démêla le soupçon de son avarice ou de sa misère. Pour réparer cet échec, il déclama sur le bonheur de la vie d’artiste avec une faconde entraînante et colorée dont la pauvre Maria fut si éblouie, qu’elle n’eut plus le loisir de songer combien l’orateur était plus prodigue de ses paroles que de sa monnaie. Au milieu de sa plus brillante période, un point blanc apparut sur la côte, que les matelots montrèrent aux passagers : c’était Sinigaglia. Une heure après, le pyroscaphe entrait dans le port. La fièvre du débarquement mit fin aux conversations. Chacun se jeta sur son bagage. Afin d’éviter les frais de transport, le seigneur directeur chargea ses malles et ses paniers sur les épaules des acteurs, et la troupe ambulante fit son entrée, suivie par une population turbulente, qui semblait lui promettre un public indulgent et passionné.

II.

Sinigaglia est une petite ville agréablement située à l’embouchure de la Misa, dont le cours entier, depuis les Apennins jusqu’à la mer, est bordé de paysages charmans. La citadelle, d’un aspect formidable, a de l’importance comme monument et comme ouvrage stratégique. Le port, quoique petit, est excellent, et les privilèges de la foire franche, qui exemptaient des droits de douane les marchandises de tous les pays, avaient attiré des navires du littoral de l’Adriatique. Des Ragusains, des Monténégrins, des marchands de Trieste et de Zara, des Turcs de Cattaro se promenaient sur le quai, parés de leurs habits de fêté. Des musiciens de carrefour donnaient la sérénade aux personnes qui se montraient sur leurs balcons. Les cuisines en plein air exhalaient leurs parfums de friture et de fromage, et les jongleurs, les bohémiens et les charlatans faisaient sonner la clarinette et la grosse caisse. Une grande baraque de planches, encore inhabitée, attendait évidemment une troupe d’acteurs ; je compris que ce devait être le théâtre réservé à mes compagnons de voyage. Vers midi, la chaleur devenant accablante, les bruits, la musique et les fourneaux s’éteignirent peu à peu. On ferma les fenêtres, et la ville s’endormit pour se réveiller à cinq heures. J’avais trouvé sans peine un logement dans une maison particulière, mais le dîner fut difficile à obtenir. Les auberges étaient pleines, et dans les trattorie les convives, en manches de chemise, criaient tous à la fois après les servantes. Cependant je réussis à me faire donner un riz au safran et une tranche de nombolo, que je m’empressai de payer pour aller m’établir au café de la rue Maestra, sous