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SCÈNES DE LA VIE ITALIENNE.

et à l’humidité. Sous les coups de la mauvaise fortune, cet homme avait contracté l’habitude de tourner souvent vers le ciel ses regards pleins d’intelligence et de feu, soit pour élever son ame au-dessus d’un monde de tribulations, soit pour défier l’ennemi, comme l’impétueux Ajax ; mais il ne s’égarait pas long-temps dans les profondeurs de l’immensité. Son coup d’œil, vif et pénétrant, redescendait soudain sur la terre pour diviser les humains en deux classes distinctes, — les gens aussi pauvres que lui, dont il ne faisait point de cas, et ceux qui paraissaient plus riches, avec lesquels il s’empressait de nouer des relations.

Sans doute le capo comico conçut de l’estime pour moi, en remarquant que je portais des bottes moins malades que les siennes, car il m’adressa un sourire gracieux et se recula sur son banc pour m’engager à m’asseoir près de lui. — On voit bien, me dit-il, que votre seigneurie ne va point à Sinigaglia pour acheter du chanvre. Extrêmement loin de ma pensée l’envie d’importuner votre seigneurie par des questions indiscrètes ! mais ou je me trompe fort, ou elle n’a point de goût pour le commerce, et le seul but de son voyage est de se divertir.

— Vous ne vous trompez pas, répondis-je.

— Que je m’estimerais heureux, reprit le directeur, si les représentations de notre modeste compagnie comique pouvaient obtenir les applaudissemens de votre seigneurie durant son séjour à Sinigaglia. C’est aux personnes éclairées qu’il appartient d’encourager les efforts de l’artiste et de diriger le goût du public sans éducation, en signalant les passages où le comédien montre du talent. Sans trop de présomption, j’ose espérer que le choix de nos pièces et le mérite de l’exécution ne vous déplairont pas. Nous n’avons point dans notre compagnie de ces artistes hors ligne qui effacent leurs camarades et ne souffrent à côté d’eux aucun rôle important : ces vanités dévorantes sont la ruine des troupes comiques. Parmi nous, chacun fait de son mieux, sans perdre de vue la perfection de l’ensemble, à laquelle nous contribuons tous dans la mesure de nos forces.

— On n’observe pas ce sage précepte avec assez de scrupule dans les théâtres des grandes villes, répondis-je.

— Voyez-vous là-bas, reprit le capo comico, ce gaillard qui sourit d’un air ironique, tout en s’endormant ? Il ne tiendrait qu’à lui de dominer ses voisins, d’absorber l’attention et de reléguer les autres rôles au second plan, sauf à gâter la représentation pour accaparer les applaudissemens ; mais, avec un tact admirable, il se modère dans l’intérêt de l’ouvrage, et ne donne carrière à toute sa verve que dans les intermèdes. C’est un homme universel : Truffaldin à Bergame, Pantalon à Venise, Docteur à Bologne, nous le verrons quelque jour Pancrace ou Polichinelle à Naples, si nous réussissons à nous établir dans cette ville fortunée où la vieille comédie italienne fleurit encore.