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montrer ingrats envers le passé, car cette agitation, qui peut sembler stérile, si l’on ne considère que les œuvres accomplies selon le programme tracé par les novateurs, n’est pourtant pas demeurée sans fruit. La France en a tiré un double profit. Son attention s’est portée avec empressement sur la littérature dramatique de l’Europe ; l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sont devenues familières à tous les esprits cultivés de notre pays, et ce premier profit n’est pas à dédaigner. Shakspeare, Calderon, Goethe et Schiller, que nous connaissions à peine, ont fourni le sujet de comparaisons fécondes ; il n’a plus été permis de croire que le goût fût le patrimoine exclusif de la France. Toutes les intelligences assouplies par la réflexion ont compris que l’imagination humaine n’est pas condamnée à ne jamais franchir les limites marquées par le précepteur d’Alexandre et par l’ami de Mécène. La réforme dramatique, bien qu’avortée, n’eût-elle rendu à notre pays que cet unique service, nous lui devrions de la reconnaissance, car les principes littéraires de Le Batteux, acceptés comme article de foi par un trop grand nombre d’esprits, engourdissaient toutes les imaginations actives ; il était temps que cette doctrine étroite et mesquine fût battue en brèche et ruinée sans retour. L’étude de la poésie dramatique chez les peuples qui nous entourent pouvait seule détacher jusqu’à la dernière pierre de ce triste édifice, et comme, sans la prédication de la réforme dramatique, nous aurions peut-être tardé long-temps encore à interroger le goût européen, il est évident que cette réforme nous a rendu, sans le vouloir et presque à son insu, un service immense. Le second profit que j’ai à signaler n’est pas moins important. La réforme dramatique, en appelant le dédain et la raillerie sur les œuvres poétiques du XVIIe siècle, a ramené l’attention sur ces œuvres si vivement attaquées. Tous les esprits sensés ont voulu connaître à fond ces conceptions dont les novateurs parlaient avec un dédain si superbe, et, en fin de compte, il s’est trouvé que ces poètes, honnis et conspués comme inhabiles à comprendre le but de la poésie, ne méritent pas précisément ce terrible reproche. À mon avis, ce second service n’est pas moins digne de reconnaissance que le premier. Il est bon sans doute de connaître l’Europe, mais il n’est pas inutile non plus de connaître les œuvres littéraires de notre pays ; or la réforme dramatique a ravivé chez nous l’étude de la France comme elle avait éveillé notre curiosité à l’égard de l’Europe.

L’opinion des esprits éclairés sur notre poésie au XVIIe siècle se réduit aujourd’hui à des termes bien différens de l’anathème lancé par les novateurs. Nous savons très bien et très certainement que le XVIIe siècle n’a pas tenu compte de la vérité historique : c’est un fait démontré avec la dernière évidence et qu’il n’est plus permis désormais de mettre en discussion ; mais nous savons en même temps que