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d’émouvoir, d’amuser à tout prix. Pourvu que le lecteur tourne la page avec curiosité, avec épouvante, esprit le plus exigeant ne peut demander rien de plus. La vraisemblance, la simplicité, l’intérêt fondé sur l’étude du cœur, sont mis au rang des banalités, et confondus avec les vieilles modes. Rappeler ces préceptes vulgaires, autant vaudrait prêcher l’usage des paniers, des mouches et des talons rouges. Aussi me garderai-je bien de m’exposer au persiflage des beaux esprits industrieux. Je n’attaque pas le nombre et la hardiesse de leurs entreprises, je me borne à définir leur méthode. Si je réussis, comme je l’espère, à démonter pièce à pièce tous les rouages de leur machine, je laisserai au public le soin de tirer la conclusion.

L’industrie du roman, pour développer sur une plus vaste échelle toute la variété de ses ressources, se garde bien de choisir dans la vie d’un homme un épisode pathétique et d’interroger les mouvemens de son ame pendant cette épreuve décisive. Fi donc ! ce serait procéder comme Jean-Jacques Rousseau, comme Mme de Staël ; ce serait recommencer la Nouvelle Héloïse et Delphine, ce serait nous ramener à l’enfance du roman. Prendre dans la vie d’un homme un épisode unique et tirer de ce thème une série de pensées tour à tour attendrissantes ou sombres est une tâche qui peut séduire encore quelques esprits mesquins, quelques esprits attardés, mais que les esprits vraiment actifs dédaignent à bon droit. Pourquoi Fulton et Watt, qui ont opéré une révolution dans la navigation et dans la filature, ne trouveraient-ils pas des imitateurs et des émules dans l’industrie littéraire ? Encore un peu de patience, et nous assisterons à ces prodiges. Le moment n’est pas loin où l’on trouvera une machine pour inventer le dialogue et le récit, aussi, précise, aussi fidèle que la machine à calculer. En attendant que cette prophétie s’accomplisse, il faut nous contenter des produits qu’envoie au marché l’industrie du roman privée du secours de la mécanique. Si ce n’est pas une étude bien intéressante, c’est du moins une étude utile, car elle nous montre jusqu’où l’industrie peut ravaler la pensée. On s’est beaucoup moqué des romans de La Calprenède et de Mme de Scuderi, et l’on a eu raison, car ces interminables récits sont parfaitement ennuyeux. Cependant la pensée qui les a dictés, bien que fausse, est beaucoup plus élevée que la pensée qui enfante chaque jour sous nos yeux des récits moins fastidieux pour la foule, mais tout aussi nauséabonds pour les esprits délicats. La Calprenède et Mlle de Scuderi travestissaient l’antiquité, bévue que je ne songe pas à justifier ; mais du moins, dans ce cadre d’antiquité travestie, ils plaçaient l’étude du cœur. Que cette étude manquât de simplicité, de franchise, qu’elle fût pleine d’afféterie et parfois d’obscurité, je n’essaierai pas de le nier ; ce que je tiens à établir, ce qui demeure évident pour tous les hommes attentifs, c’est que les romans sans fin, les