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combinés pour offrir aux nouveaux Huns un modèle qui les attire à la civilisation et aux bonnes mœurs. Ils étaient sauvages, pillards, dédaigneux de toute autre occupation que la guerre : on leur donne un Attila courtois, désintéressé, pacifique. Ils étaient livrés à tous les désordres de la polygamie, et leur roi Geisa comptait au moment même trois femmes mentionnées par l’histoire : l’Attila qu’on leur dépeint est fidèle à l’unité du mariage et le plus accompli des époux. Enfin il a déposé la guerre pour les arts et les fêtes, et son palais est le plus beau qui soit au monde. Pour faire concorder ce caractère si prodigieusement adouci avec le drame traditionnel chanté dans toute l’Allemagne, et que les Hongrois avaient dû recueillir avec avidité, il fallut bien modifier l’action, changer le dénoûment, et charger de tous les crimes obligés — de vieux Burgondes d’un christianisme fort douteux, et que d’ailleurs il ne s’agissait point de convertir.

J’ajouterai un dernier trait d’où ressort évidemment, à mon avis, l’intention morale de l’auteur des Niebelungs et le but qu’il se proposait. Dans la donnée primitive, et c’est un point fondamental dans cette donnée, les Huns ne peuvent point vaincre les Burgondes, parce qu’ils sont païens et que leurs ennemis sont chrétiens. Force leur est de recourir à deux amis chrétiens, Théodoric et Rudiger, pour avoir raison de leurs hôtes féroces, et c’est Théodoric qui met fin à la lutte. Quand on réfléchit que l’un de ces protecteurs des Huns est le margrave de Pechlarn, gouverneur du duché d’Autriche, peut-on ne pas voir là une allusion manifeste aux nouvelles alliances des Hongrois avec les princes d’Allemagne et avec l’empereur Othon, alliances qui devaient les couvrir de toute la puissance inhérente à la foi chrétienne? Je multiplierais au besoin ces analogies, dont je n’indique que les plus saillantes. Il me semble donc, en résumé, que l’œuvre littéraire de l’évêque Pilegrin, influencée par les événemens auxquels l’auteur prenait part, fut en outre dirigée vers un but d’utilité, et que c’est à bon escient que la tradition immémoriale, conservée par les chants de l’Edda, a reçu ici une déviation si considérable. L’apostolat se reflète dans le livre, et l’évêque explique l’auteur. Quoi qu’il en soit, la conception du caractère de Crimhilde apportait dans les aventures des Niebelungs une unité qui manquait aux poèmes précédens, et l’énergie avec laquelle ce caractère est tracé eut bientôt conquis tous les suffrages. A partir du Xe, siècle, la Germanie occidentale ne connut plus d’autres traditions sur Attila que celles qui avaient été formulées par l’évêque de Passau.

Ce que je viens de dire de Pilegrin, de son poème et de son apostolat me conduit naturellement à l’examen des traditions hongroises.


AMEDEE THIERRY.