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compose de deux sortes de gens très distincts, les uns qui sont habitués à travailler, les autres qui sont habitués à rêver. Or, le souper fini, que font-ils les uns et les autres? Silas Foster, un vieil Yankee qui s’est chargé de faire marcher la ferme et d’avoir l’œil sur le matériel de l’établissement, se met à raccommoder une paire de vieilles bottes; mistress Foster tire un bas de sa poche et tricote en sommeillant à demi; une des servantes ourle un essuie-mains, une autre se fait des manchettes pour sa toilette des dimanches. Et nos rêveurs, que font-ils? Priscilla, assise sur un escabeau, regarde, comme dans une sorte d’extase, la belle Zénobie, qui tourne de temps à autre sur la pauvre enfant des yeux pleins de dédain; Hollingsworth, mécontent de cette hauteur, jette des regards courroucés sur Zénobie, et l’observateur Miles Coverdale les contemple tous trois. En vrais lettrés qu’ils sont, ils s’observent les uns les autres. Puis il s’agite une grande et très importante question : quel nom portera la communauté? Le mot Blithedale ne veut rien dire; l’ancien nom que les Indiens avaient donné à la localité se trouve, par extraordinaire, tout-à-fait insignifiant; Zénobie propose le nom de Sillon lumineux (sunny glimpse); le sceptique Coverdale prononce le nom d’Utopie; d’autres mettent en avant le nom d’Oasis. Cette importante discussion pourrait se continuer une bonne partie de la nuit, si le pratique Silas Foster ne venait y mettre fin par ces paroles : « Allons, croyez-moi, allez vous mettre au lit le plus tôt possible; je vous réveillerai au point du jour. Nous avons à donner à manger aux bestiaux, à traire neuf vaches et à faire une douzaine d’autres choses encore avant le déjeuner. »

Tel est le début de nos réformateurs. Maintenant, voici le spectacle que présente cette Arcadie quelques mois plus tard, au moment où elle est en pleine floraison, avant que les caractères se soient heurtés, avant que les espérances se soient évanouies, et pendant qu’on travaille encore de bon cœur à la réformation du monde :


« En résumé, c’était une société composée de gens de toute sorte et qui se rencontrent rarement ensemble, et peut-être ne pouvait-on raisonnablement espérer qu’ils pussent rester long-temps unis. Des personnes d’une individualité marquée, des bâtons noueux, comme beaucoup d’entre nous auraient pu être nommés, ne sont pas précisément faciles à réunir en fagots; mais, pendant que notre union pouvait durer, un homme d’intelligence et de sentiment, ayant une libre nature en lui, aurait vainement cherché au loin et au large avant de rencontrer une société qui eût pour lui autant d’attractions. Nous appartenions à toutes les croyances et à toutes les opinions, généralement notre tolérance s’étendait à tous les sujets imaginables. Notre union était fondée sur une base négative et non affirmative. Nous avions pour la plupart trouvé quelque chose à redire dans la société sur un point ou sur un autre, grace à l’expérience de notre vie passée, et nous nous accordions assez bien