Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/829

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

douces. Inutiles au peuple, qui n’agit que par instinct naturel, et non par réflexion et volonté persévérante, ils sont encore plus inutiles aux esprits analytiques, défians et toujours en garde contre la sottise.

Ce roman n’est pas un roman à proprement parler; l’analyse y a le pas sur le récit. S’il nous fallait absolument le définir, nous dirions que c’est un ballet philosophico-humanitaire dansé par quatre personnages principaux. Ces personnages font des entrechats socialistes et des faux pas logiques; ils brouillent les figures, ne dansent pas en mesure avec la musique de leurs systèmes, se moquent d’eux-mêmes ou s’emportent contre eux-mêmes : voilà en résumé le Roman de Blithedale. Ce qui s’y passe et ce qui s’y dit est fort singulier, mais d’une singularité tout analytique, comme on va en juger.

Quatre personnages, nous l’avons dit, dominent tout le roman : un poète, Miles Coverdale; un utopiste, Hollingsworth; une femme libre, Zénobie; une victime de tous les maléfices et de toutes les charlataneries modernes, Priscilla. Le poète Miles Coverdale, c’est-à-dire M. Hawthorne, est le moins excentrique des quatre; il est celui qui fait le plus d’efforts pour maintenir intacte sa santé morale, et qui craint le plus de la perdre. Les trois autres sont autant de rêves incarnés; en apparence ils vivent, ils mangent, ils dorment, ils parlent comme nous tous; mais ce sont des chimères habillées. Ils sont arrivés à ce degré de pervertissement particulier où tombe l’ame lorsque, à force de converser avec des abstractions et de combiner des rêves, elle perd le sentiment des choses réelles et ne croit plus qu’à des impossibilités; ils ont, comme dirait l’Écriture, vidé leur cœur et leur ame de tous les sentimens naturels et de toutes les idées reçues par l’expérience pour y substituer des sentimens, des idées de leur invention, et ils se nourrissent de cette viande creuse. Ils paraissent éloquens, poétiques; oui, ils sont éloquens comme les sifflemens du vent sur une plaine aride, où il n’y a pas un arbre à renverser, pas une feuille à remuer; ils sont poétiques comme ce bruit singulier que l’on entend la nuit, et qui est précisément causé par l’absence de tout bruit ; ils sont profonds et vastes comme le vide et les trois dimensions de l’étendue. Il n’en est pas ainsi de Miles Coverdale : inquiet, défiant, il analyse tout, médite sur tout, ne laisse rien échapper. Avant de partir pour Blithedale, il commence par hésiter jusqu’au dernier moment; pendant le trajet, il regrette d’être parti. On rencontre un voyageur sur la route, on le salue fraternellement en lui criant avec enthousiasme : « Nous allons régénérer le monde. » Le voyageur regarde ébahi comme s’il ne comprenait pas. — Nous aurons de la peine à réformer l’espèce humaine, pense Miles Coverdale. Au bout de trois mois de séjour à la ferme, il n’est pas plus convaincu du succès de l’entreprise que le premier jour; il remarque heure par heure tous les défauts du système ; l’habitude littéraire