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promulgue son système entièrement sous sa responsabilité. Il a cherché et il a découvert les desseins du Tout-Puissant sur le genre humain pour le passé le présent et pour quelque chose comme soixante-dix mille années dans l’avenir par la seule force et la seule habileté de son intelligence individuelle.

« — Enlevez le livre de devant mes yeux, dit Hollingsworth avec une grande violence d’expression, ou, je vous le dis en vérité, je vais le jeter au feu! Laissons Fourier faire son paradis, s’il le veut, de la géhenne où dans ce moment, je l’espère bien; il rôtit et se démène...

« — ... En implorant, je suppose, dis-je pour donner la dernière touche à l’image d’Hollingsworth, en implorant quelques gouttes de sa bien-aimée limonade. »


Il est assez difficile de faire comprendre par une simple analyse tout le mérite du dernier livre de Nathaniel Hawthorne. La trame en est extrêmement subtile et légère; les personnages y parlent un langage et y expriment des sentimens qui ne sont pas le langage et les sentimens du monde ordinaire. Ces personnages sont des lettrés, et, heureusement pour lui, le monde ne sait pas que tout homme qui s’est élevé à un certain degré de culture littéraire a des délicatesses, des subtilités, des appréhensions singulières. L’esprit arrive à avoir des perceptions d’une inconcevable finesse; les notions nécessaires de la morale, tous ces éternels et indestructibles lieux communs sont considérés sous des aspects nouveaux et à travers des instrumens d’optique qui en modifient le caractère. La soumission absolue aux lois éternelles s’affaisse un peu, mais par compensation les susceptibilités de la conscience augmentent. On est capable d’établir un système à priori sur des principes absurdes et de vouloir, comme dit Descartes, mettre ses désirs à la place des lois du monde; mais, dans l’application, pas un détail n’échappe, pas un incident ne passe inaperçu. Telle est souvent la nature des lettrés et telle est la nature des habitans de Blithedale. Leurs plans de réformation sont absurdes, mais ils en reconnaissent très vite toutes les difficultés. Tantôt ce sont deux caractères qui se heurtent et dont l’opiniâtreté fait douter de la possibilité d’établir l’harmonie; tantôt c’est une femme libre qui revendique pour son sexe les droits du sexe masculin, et dont la volonté se trouve cependant moins forte que les passions. D’autres fois on s’aperçoit qu’en poursuivant un but incertain, on laisse sans culture la meilleure portion de soi-même, et qu’au lieu de travailler à établir l’Éden, on travaille à s’abrutir; le poète ne fait plus de vers, le philosophe n’a plus une seule idée, la femme enthousiaste n’a plus d’élans: inévitable résultat d’une vie sacrifiée à un but chimérique. S’il y a une leçon qui ressorte de ce livre, c’est que les systèmes de reconstruction a priori, absolument incapables d’être appliqués par des êtres incultes et ignorans, peuvent l’être encore moins par des gens lettrés et de mœurs