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n’avait point rassemblé à Lisbonne vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitans de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul… Vous auriez voulu que le tremblement se fût fait au fond d’un désert plutôt qu’à Lisbonne. Peut-on douter qu’il ne s’en forme aussi dans les déserts ? Mais nous n’en parlons point, parce qu’ils ne font aucun mal aux messieurs des villes, les seuls hommes dont nous tenions compte. Ils en font peu même aux animaux et aux sauvages qui habitent épars ces lieux retirés, et qui ne craignent ni la chute des toits ni l’embrasement des maisons ; mais que signifierait un pareil privilège ? Serait-ce donc à dire que l’ordre du monde doit changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise à nos lois, et que, pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n’avons qu’à y bâtir une ville ? » Chose étrange que l’aveuglement de l’esprit de système ! il rapporte tout à sa manie. La terre tremble à Lisbonne, c’est, selon l’un, la faute de la Providence, et selon l’autre, c’est la faute de la société !

Après avoir donné carrière à sa mauvaise humeur contre les villes qui gênent la liberté des tremblemens de terre, Rousseau arrive à la maxime tant attaquée par Voltaire : — tout est bien, — et il commence par faire une distinction fort juste entre le mal particulier dont aucun philosophe n’a jamais nié l’existence, et le mal général que nie l’optimisme. « Il n’est pas question, dit Rousseau, de savoir si chacun de nous souffre ou non, mais s’il était bon que l’univers fût, et si nos maux étaient inévitables dans sa constitution. Ainsi si l’addition d’un article rendrait, ce semble, la proposition plus exacte, et, au lieu de tout est bien, il vaudrait peut-être mieux dire : Le tout est bien, ou : Tout est bien pour le tout. Alors il est évident qu’aucun homme ne saurait donner de preuves directes ni pour ni contre, car ces preuves dépendent d’une connaissance parfaite de la constitution du monde et du but de son auteur, et cette connaissance est incontestablement au-dessus de l’intelligence humaine. Les vrais principes de l’optimisme ne peuvent se tirer ni des propriétés de la matière ni de la mécanique de l’univers, mais seulement par induction des perfections de Dieu qui préside à tout, de sorte qu’on ne prouve pas l’existence de Dieu par le système de Pope, mais le système de Pope par l’existence de Dieu. » J’aime et j’admire cette manière hardie et forte de raisonner. Non, il n’est pas besoin que nous trouvions que tout est bien pour croire à l’existence de Dieu ; mais, comme nous croyons à l’existence de Dieu, il faut nécessairement que tout soit bien. À prendre l’optimisme comme le fait Voltaire, l’existence de Dieu dépend d’une objection que nous ne saurons pas réfuter. J’ai mal aux dents ; donc Dieu n’existe pas ! À prendre au contraire l’optimisme