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critiqué à loisir ceux qui disent que tout est bien, il ne veut pourtant pas arriver à dire que tout est mal. Il dit que tout est douteux, conclusion fort commode, mais qui ne peut guère consoler les échappés des volcans et de la peste.


Que peut donc de l’esprit la plus vaste ‘étendue ?
Rien. Le livre du sort se ferme à notre vue.
L’homme étranger à soi de l’homme est ignoré.
Que suis-je ? où suis-je ? où vais-je ? et d’où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,
Que la mort engloutit et dont le sort se joue,
Mais atomes pensans, atomes dont les yeux
Guidés par la pensée ont mesuré les cieux, —
Au sein de l’infini nous élançons notre être
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.


Voilà de beaux vers cette fois, mais de pauvres consolations. C’est là pourtant tout le système de Voltaire sur la Providence, système d’ailleurs qu’il serait facile de rendre chrétien, en y ajoutant un mot, et Voltaire ne se faisait pas faute d’ajouter ce mot, quand il le croyait utile à sa sécurité. Ce que Voltaire en effet appelle le doute qui plane sur tout notre être n’est rien autre chose que le mystère de la vie humaine, tel que le chrétien le conçoit et le résout par la foi et par l’espérance qu’il a en son père céleste. Où le philosophe doute, le chrétien espère. C’est la même condition, le sentiment seul est différent.

Voyons maintenant ce que dit Rousseau sur ce grand problème de l’existence du mal dans ce monde. Il commence par une fort spirituelle analyse du poème de Voltaire, qui reproche à Pope et à Leibnitz d’insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, et qui charge tellement le tableau de nos misères, qu’il en aggrave le sentiment. « Au lieu des consolations que j’espérais, dit Rousseau, vous ne faites que m’affliger : on dirait que vous craignez que je ne voie pas assez combien je suis malheureux, et vous croiriez, ce me semble, me tranquilliser beaucoup en me prouvant que tout est mal….. Le poème de Pope adoucit mes maux et me porte à la patience ; le vôtre aigrit mes peines, excite mes murmures, et m’ôtant tout, hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir[1]. »

Voltaire et Rousseau s’étaient donné chacun un adversaire qu’ils attaquaient en toute occasion, — Voltaire le bon Dieu, Rousseau la société. De même que Voltaire reproche au bon Dieu le tremblement de terre de Lisbonne, Rousseau le reproche à la société. Le passage est curieux. « Convenez, par exemple, dit-il à Voltaire, que si la nature

  1. Correspondance. 1756, p. 239.