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Parthes, les vieux ennemis de Rome, mais de leur empereur et d’un vieillard désarmé, courir pour le massacrer, dispersant le peuple, foulant aux pieds le sénat, l’arme au poing, au galop de leurs chevaux, s’élançant dans le Forum, sans s’arrêter ni à la vue du Capitole, ni au respect des temples qui dominent la place publique, ni à la pensée des empereurs passés et des empereurs à venir, et s’acharnant à ce crime que venge infailliblement celui qui en hérite. Rousseau traduit : « Alors, comme s’il eût été question, non de massacrer dans leur prince un vieillard désarmé, mais de renverser Pacore ou Vologèse du trône des Arsacides, on vit les soldats romains, écrasant le peuple, foulant aux pieds les sénateurs, pénétrer dans la place à la course de leurs chevaux et à la pointe de leurs armes, sans respecter le Capitole ni les temples des dieux, sans craindre les princes présens et à venir, vengeurs de ceux qui les ont précédés. » Je laisse de côté le contre-sens de la fin : Cujus ultor est quisquis successor, mot que Rousseau n’a pas entendu ; mais où est le tableau ?

Je ne suis pas étonné que Rousseau n’ait pas réussi à bien traduire Tacite, et cela pour deux raisons : la première est la différence entre le génie de Tacite et celui de Rousseau ; la seconde, la différence entre le temps de Tacite et le temps de Rousseau.

Rousseau est éloquent à exprimer ses idées et ses sentimens particuliers. Personne ne sait mieux décrire que lui les magnificences de la nature, mais à la condition d’y mêler ses émotions ; personne non plus ne sait mieux raconter, mais il ne raconte bien que ce qu’il a éprouvé et senti. Il n’y a en lui rien de la froide et sévère impartialité de l’historien qui voit et qui juge. Tacite, au contraire, semble n’avoir pas de passions qui lui soient propres ; il n’a que la haine du mal. Observateur profond et grand peintre, il observe tout ce qu’il y a dans l’ame du méchant, et il le révèle d’un mot. À un siècle pervers et raffiné, aux passions à la fois violentes et hypocrites d’une vieille civilisation, il fallait cet observateur et ce peintre dont rien ne trouble la vue et dont rien n’égare le pinceau. Tacite n’est jamais en jeu dans ses récits : il reste étranger comme un miroir à ce qu’il représente ; mais les personnages qu’il met en scène vivent d’une vie admirable, sans qu’il ait besoin de se substituer à ceux qu’il fait vivre. Il y a des écrivains qui ne savent animer que leurs propres images. Otez-les du moi, ils languissent. Il en est d’autres, au contraire, dont le regard crée ce qu’ils observent, si bien que sous leur coup d’œil fécond les hommes et les événemens prennent un corps, une physionomie, et que l’image devient la chose. Tels sont les grands historiens et les grands peintres, tels sont les poètes dramatiques, tel est Tacite.

La différence entre les deux siècles, celui de Tacite et celui de Rousseau, n’est pas moins grande qu’entre les deux génies. M. Daunou, je