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différence des individus, sera perdue, allez dans la plus petite commune de France ; vous l’y retrouverez. L’égalité est facile, je me trompe, elle est inévitable à Paris, dans les douze arrondissemens, où personne ne connaît son voisin : elle est impossible au village.

Rousseau s’était cru habile en ne demandant pas la permission de faire sa dédicace, et peut-être avait-il contrevenu aux procédés de la politesse, dont il ne faut pas plus se dispenser à l’égard des états qu’à l’égard des particuliers. Le conseil de Genève fut à la fois habile et poli en acceptant la dédicace faite et en s’honorant du talent d’un de ses concitoyens, sans se mêler d’approuver les principes du Discours sur l’inégalité des conditions. Rousseau ne fut pas content de cette mesure gardée par les magistrats de Genève, et il se plaint dans ses Confessions de la lettre honnête et froide que lui écrivit le premier syndic. En rendant un hommage, il avait voulu imposer une profession de foi.

Dans les premiers momens de son séjour à Genève, plein d’un beau zèle patriotique, il avait abjuré le catholicisme pour recouvrer ses droits de citoyen, et il était rentré dans le sein du calvinisme. C’est ainsi qu’il explique lui-même sa nouvelle conversion : « Honteux, dit-il, d’être exclu de mes droits de citoyen par la profession d’un autre culte que celui de mes pères, je résolus de reprendre ouvertement ce dernier. Je pensais que, l’Évangile étant le même pour tous les chrétiens et le fond du dogme n’étant différent qu’en ce qu’on se mêlait d’expliquer ce qu’on ne pouvait entendre, il appartenait en chaque pays au seul souverain de fixer et le culte et le dogme inintelligible, et qu’il était par conséquent du devoir du citoyen d’admettre le dogme et de suivre le culte prescrit par la loi[1]. » Voilà cette théorie de la religion civile que nous retrouverons dans le Contrat social et dans les Lettres de la Montagne. Je n’en veux point parler en ce moment, sinon pour protester contre l’insolence et la tyrannie d’une pareille doctrine, qui ôte à l’homme sa plus belle et sa plus imprescriptible liberté, la liberté de conscience, celle par laquelle il mérite de recouvrer toutes les autres, quand il les a perdues.

Les travaux de Rousseau à ce moment de sa vie sont curieux à étudier. Il avait fait ses deux grands discours, celui sur les lettres et celui sur l’inégalité, qui avaient été fort lus et fort admirés ; cependant il voulait apprendre à écrire, comme s’il ne le savait pas encore, et il se mit à traduire du latin pour former son style. Bizarre idée, dira-t-on, nouveau paradoxe d’un homme qui aimait à en faire. — Non. Rousseau avait raison. Il savait écrire quand il était inspiré par son sujet et par son génie ; mais il sentait aussi que, quand l’inspiration lui

  1. Confessions, livre VIII.