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avons fait de Jean-Jacques Rousseau surtout un homme du peuple, venu d’en bas et s’élevant par son génie à la dictature de l’opinion publique. Pur roman que tout cela. Rousseau était bourgeois de Genève, et de bonne bourgeoisie. Les Rousseau à Genève étaient des réfugiés français du XVIe siècle. C’est en 1529 que Didier Rousseau, fils d’Antoine Rousseau, qui était libraire à Paris, vint s’établir à Genève. Il y fut libraire, et en 1555 il fut admis dans la bourgeoisie. Un de ses petits-fils, Jean Rousseau, eut seize enfans ; sur ces seize enfans, il y avait six garçons, dont deux seulement, David et Noé Rousseau, laissèrent une postérité. David fut père d’Isaac Rousseau, dont Jean-Jacques fut le seul fils. Noé eut deux fils, Jacques Rousseau et Jean-François Rousseau. Jacques Rousseau alla en Perse, et sa branche a suivi la carrière des consulats. Jean-François resta à Genève, et il y reçut Rousseau dans une maison qu’il avait aux Eaux-Vives, sur les bords du lac. Parmi les lettres de Jean-Jacques Rousseau, il y en a plusieurs adressées à son cousin Théodore, un des fils de Jean-François, et il lui rappelle la bonne réception que lui avait faite son père en 1754. Pendant son séjour à Genève, il vit donc beaucoup sa famille, et fut tout-à-fait bon parent. Il avait une tante qui lui avait sauvé la vie dans son enfance par les soins qu’elle avait pris de lui ; ne pouvant pas, dans les premiers momens de son séjour, aller la voir à la campagne, ou elle habitait, il lui écrit : « Il y a quinze jours, ma très bonne et très chère tante, que je me propose chaque matin de partir pour aller vous voir, vous embrasser et mettre à vos pieds un neveu qui se souvient avec la plus tendre reconnaissance des soins que vous avez pris de lui pendant son enfance et de l’amitié que vous lui avez toujours témoignée….. Je ne puis vous dire quelle fête je me fais de vous revoir et de retrouver en vous cette chère et bonne tante que je pouvais appeler ma mère par les bontés qu’elle avait pour moi, et à laquelle je ne pense jamais sans un véritable attendrissement[1]. « Au commencement de ses Confessions, il parle aussi de salante Gonceru : « Chère tante, dit-il en l’apostrophant au milieu du récit, car l’apostrophe est la figure favorite et un peu banale de Rousseau, — chère tante, je vous pardonne de m’avoir fait vivre, et je m’afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que vous m’avez prodigués au commencement des miens[2]. » Voilà des sentimens bien différens de ceux qu’il avait à Genève. À Genève, il était bonhomme, et il se laissait aller sans mauvaise honte à ses penchans d’affection et de reconnaissance. Dans les Confessions, il jouait son rôle de misanthrope et de mélancolique.

Il y a dans la correspondance et dans les divers écrits de Rousseau

  1. Genève, 11 juillet 1754.
  2. Confessions, livre Ier.