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maladies morales qui ont affligé ce pays. Plus j’y réfléchis, plus je m’assure que le délire de la démagogie hégélienne est surtout une réaction contre ce teutonisme de 1813 qui avait confondu tous les principes.

Cette expérience n’a-t-elle pas été assez claire? Le souvenir du baron de Stein, resté vaguement dans la mémoire des peuples germaniques comme celui du patriote par excellence, est encore invoqué par eux aux heures de crise. En Prusse surtout, il y a comme une tradition; le gouvernement lui-même s’en inspire, et y puise, on l’a vu assez récemment, des velléités révolutionnaires. Frédéric-Guillaume IV depuis 1848 a été exposé plus d’une fois à ces tentations périlleuses, et M. de Radowitz, l’intime confident de ses pensées, a essayé de reprendre, en la modifiant, la politique de M. de Stein. Les mêmes hommes qui rêvaient une restauration féodale ont paru prêts un instant à pactiser avec l’esprit de désordre; on demandait la couronne impériale à la révolution, et on pensait à rétablir les castes. L’intérêt de la Prusse, l’intérêt de la liberté sérieuse et du progrès régulier condamnent ces entreprises. Il faut repousser à la fois et les prétentions d’un passé qui a disparu sans retour et les fantaisies révolutionnaires qui voudraient usurper sur l’avenir. L’alliance menteuse de ce double esprit ne profiterait ni aux regrets des uns, ni aux espérances des autres; l’ordre majestueux que ceux-ci vont chercher dans les siècles évanouis, la société meilleure que ceux-là attendent des âges futurs, seraient également compromis par une politique sans franchise. La Prusse a une autre tradition, c’est celle qui pendant un siècle et demi s’est perpétuée dans ses chefs, et qui a fait d’une simple province allemande une des grandes puissances de l’Europe : le respect de la liberté, le juste sentiment des choses présentes, la confiance dans les forces intellectuelles du pays, voilà le génie de la Prusse. Quant à cette tradition nouvelle, formée au commencement de ce siècle sous un prince faible et un ministre passionné, la biographie de ce ministre vient de jeter sur elle une lumière impitoyable. Ce système à demi féodal, à demi révolutionnaire, a été mis en pratique, non pas timidement comme aujourd’hui, mais d’une façon éclatante : quel jugement en portera l’histoire? Le jugement qu’elle porte sur le baron de Stein : esprit vigoureux et chimérique, intelligence supérieure à laquelle la sagacité a fait défaut, cœur généreux, mais incapable de se dompter, ce qu’il a produit après vingt ans d’efforts peut se résumer en deux mots : d’immenses travaux accomplis, des talens du premier ordre dépensés avec un prodigue enthousiasme, et finalement une influence funeste.


SAINT-RENE TAILLANDIER.