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Il a ses agens à Berlin, à Vienne, à Londres. Il prépare les négociations, il va au-devant des obstacles, il multiplie les ressources, surtout il s’adresse aux peuples, et active sourdement les feux souterrains dont l’explosion est imminente. Des plus hauts rangs jusqu’aux derniers, sa vigilante sollicitude n’oublie rien. Il parle à chacun son langage; ardent, généreux, chevaleresque avec Alexandre, ironique et hautain avec Romanzoff, diplomate avec les cabinets de Prusse et d’Autriche, révolutionnaire avec les masses, il convoque le ban et l’arrière-ban, il soulève toutes les passions, il déchaîne toutes les forces pour écraser l’empereur. Des généraux qu’il a connus naguère moins résignés, Gneisenau, Walmoden, ont remis l’épée au fourreau et voyagent paisiblement en Europe: il leur adresse des mercuriales à la fois affectueuses et sévères. Tout est permis à celui que Steffens appelle le grand Allemand, et tout fléchit devant sa parole.

Stein a entraîné la Russie; les troupes de Kutusof sont déjà aux frontières et vont entrer en Prusse. Placé entre les ordres de Napoléon et les prières d’Alexandre, Frédéric-Guillaume III voudrait obéir à sa parole; il voudrait demeurer fidèle au conquérant qui avait eu un instant la pensée d’anéantir la monarchie prussienne et qui l’a épargnée. Inutiles efforts! Frédéric-Guillaume n’est plus le maître. La Russie d’un côté, de l’autre l’exaltation de ses peuples dominent sa faiblesse. En vain semble-t-il résolu à maintenir loyalement son alliance avec Napoléon: son armée, qui a combattu les Russes sous nos drapeaux, passe bientôt à l’ennemi. Sollicité par Alexandre, le général Yorck, qui couvre le passage du Niémen, se décide à cette trahison que justifie à ses yeux l’imminence du péril. « Les Français sont vaincus, lui écrivait le tsar; si la Prusse veut que la défaite de Napoléon lui profite, qu’elle se décide enfin et vienne à nous! » Yorck n’hésite plus à violer sa foi; le 27 décembre, il se met en marche afin d’opérer sa jonction avec les Russes, et le 30 il écrit au roi pour obtenir le pardon de son crime ou offrir sa tête à la justice. La défection d’Yorck entraîne la défection de Bulow. Désormais l’impuissance du cabinet de Berlin est publiquement constatée. Le général Yorck est mis en jugement; le prince d’Hatzfeld va porter à Paris les protestations de Frédéric-Guillaume; tout cela n’y fait rien, un élan irrésistible entraîne l’Allemagne du nord sous la bannière du tsar. Il n’y a plus ni sermens ni honneur militaire; le patriotisme, irrité par tant d’humiliations, ne recule devant aucune vengeance. On peut dire que l’esprit de Stein est partout. Si ce fougueux homme d’état eût été un politique plus clairvoyant, il aurait dû craindre pour la Prusse et pour l’Allemagne entière cette prodigieuse influence de la Russie; non, l’enthousiasme d’une guerre nationale le précipite en aveugle dans de nouveaux périls. Afin de venger le long abaissement de sa patrie, il consent