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secrètes de ce pays à la ruine de la France. Les mémoires, les plans, les grandes conspirations officielles, c’est là de plus en plus son occupation et sa chimère. Son cerveau est une fournaise : chaque fois que Napoléon fait un pas, chaque fois que la situation change, sa stratégie infatigable déploie de nouvelles ressources. Aujourd’hui il s’agit de soulever l’Allemagne par la presse : toujours entraîné davantage dans les voies de la révolution, le champion de la féodalité va faire de la Russie un foyer de publications libérales. Les plaintes et les protestations des peuples ne peuvent plus se faire entendre sur le continent : il n’y a plus de libraires en Allemagne pour imprimer les pamphlets ; il n’y a ni en Prusse ni en Autriche un journal qui ose parler avec franchise ; la Russie imprimera les protestations, la Russie dictera le journal qui sera répandu secrètement dans les contrées allemandes, et qui murmurera aux oreilles des nations des paroles à demi révolutionnaires. Un des moyens proposés au tsar par M. de Stein, c’est d’imprimer et de distribuer de tous côtés le pamphlet de Maurice Arndt, l’Esprit du temps. Ce n’est pas assez : il faut que Maurice Arndt soit appelé en Russie, qu’on lui commande des brochures et des chansons patriotiques, qu’on les fasse lire, qu’on les fasse chanter partout, qu’on en couvre l’Allemagne. Les esprits une fois préparés, une proclamation du tsar aux peuples germaniques leur révélera les desseins de la Russie ; Alexandre s’annoncera comme le libérateur de l’Allemagne opprimée, et tous les Allemands qui servent sous les drapeaux de la France seront sommés, au nom de l’honneur, de venir se joindre à l’armée russe. Le tsar approuve tous ces projets : Arndt est appelé auprès du baron de Stein, le journaliste Kotzebue se joint à lui pour inonder le pays de libelles, le général Barclay de Tolly fait une proclamation à l’Allemagne, et la légion germanique est formée.

Cependant la guerre de 1812 a commencé. De juin à septembre, les batailles se succèdent. Maîtres du Niémen, établis à Wilna et à Witepsk, les Français sont vainqueurs à Smolensk, à Valontina, à Borodino ; toutefois ils ne sont vainqueurs qu’à demi, jamais l’empereur n’a rencontré une telle résistance. Les Russes se retirent, mais l’enthousiasme presque sauvage dont cette guerre nationale les enivre fait échouer les plus savantes combinaisons. C’est une guerre sans pitié. À défaut de conceptions puissantes, la destruction et la mort planent au-dessus de l’armée de Barclay et de Kutusof comme des furies vengeresses. Le génie et l’art sont d’un côté, de l’autre est la barbarie, une barbarie furieuse et résolue à tout. Pendant cette lutte effroyable, Stein partage toutes les passions de l’armée russe, il la suit dans tous ses mouvemens ; il se retire, comme elle, de Wilna à Smolensk, de Smolensk à Moscou, mais en se vengeant, à son exemple, par les moyens qui lui sont propres. L’armée russe brûle le pays devant les pas du conquérant ; lui, il soulève l’Allemagne derrière ses