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il m’arrête en me disant qu’il va m’arracher les yeux devant tout le monde si je ne sors pas avec lui. — Vous seriez perdu, monsieur le duc, si vous étiez assez fou pour l’oser. — Je rentre froidement et je lui fais donner un siège. Environné que j’étais des officiers, des gardes, etc., j’opposai, pendant deux heures que dura l’audience, le plus grand sang-froid à l’air pétulant et fou avec lequel il se promenait, troublant l’audience et demandant à tout le monde : En avez-vous encore pour long-temps[1] ? Il tire à part M. le comte de Marcouville, officier qui était à côté de moi, et lui dit qu’il m’attend pour se battre avec moi. M. de Marcouville se rassied d’un air sombre ; je lui fais signe de garder le silence et je continue. M. de Marcouville le dit tout bas à M. de Vintrais, officier de maréchaussée et inspecteur des chasses. Je m’en aperçois ; nouveaux signes de silence de ma part. Je disais : M. de Chaulnes se perd si l’on suppose qu’il vient m’arracher d’ici pour me couper la gorge. L’audience finie, je me mets en habit de ville, et je descends en demandant à M. de Chaulnes ce qu’il me veut et quels peuvent être ses griefs contre un homme qu’il n’a pas vu depuis six mois ? — Point d’explications, me dit-il ; allons nous battre sur-le-champ ou je fais un esclandre ici. — Au moins, lui dis-je, vous me permettrez bien d’aller chez moi prendre une épée. Je n’en ai dans ma voiture qu’une mauvaise de deuil, avec laquelle vous n’exigez apparemment pas que je me défende contre vous.

« — Nous allons passer, me répond-il, chez M. le comte de Turpin, qui vous en prêtera une et que je désire engager à nous servir de témoin. Il saute dans mon carrosse le premier, j’y monte après lui, le sien nous suit. Il me fait l’honneur de m’assurer que, pour le coup, je ne lui échapperai pas, en ornant son style de toutes les superbes imprécations qui lui sont si familières. Le sang-froid de mes réponses le désole et augmente sa rage. Il me menace du poing dans ma voiture. Je lui fais observer que, s’il a le projet de se battre, une insulte publique ne peut que l’éloigner de son but, et que je ne vais pas chercher mon épée pour me battre, en attendant, comme un crocheteur. Nous arrivons chez M. le comte de Turpin, qui sortait. Il monte sur la botte de ma voiture. — M. le duc, lui dis-je, m’entraîne sans que je sache pourquoi : il veut se couper la gorge avec moi ; mais, dans cette aventure étrange, il me fait espérer au moins que vous voudrez bien, monsieur, témoigner de la conduite des deux adversaires. — M. de Turpin me dit qu’une affaire pressée le force à se rendre à l’heure même au Luxembourg, et qu’elle l’y retiendra jusqu’à quatre heures après midi (je ne doutais point que M. le comte de Turpin n’eût pour objet de laisser pendant quelques heures le temps à une tête échauffée de se calmer). Il part. M. de Chaulnes veut m’emmener chez lui jusqu’à quatre heures. — Oh ! pour cela non, monsieur le duc ; de même que je ne voudrais pas me rencontrer seul sur le pré avec vous, à cause du risque d’être accusé par vous de vous avoir assassiné, si vous me forciez à vous blesser par une attaque, je n’irai pas dans une maison dont vous êtes le maître et où

  1. Il est impossible de ne pas noter le côté comique de cette scène, où Beaumarchais, en robe de juge, fait probablement durer l’audience tant qu’il peut, tandis que le duc, pressé de le tuer, demande : « En avez-vous encore pour long-temps ? » Il est permis de croire que Beaumarchais était moins impatient, car le duc était un colosse, et il était furieux, on va le voir, jusqu’à la frénésie.