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vitant de la voir, comme tous ses autres amis, quand cela me ferait plaisir. J’ai jugé que les raisons qui l’avaient forcée de s’enfuir avaient cessé ; elle m’apprend qu’elle est libre, et je vous en fais à tous les deux mon compliment sincère. Je compte la voir demain dans la journée. La force des circonstances a donc fait sur vos résolutions ce que mes représentations n’avaient pu obtenir ; vous cessez de la tourmenter, j’en suis enchanté pour tous deux, je dirais même pour tous trois, si je n’avais résolu de faire entière abstraction de moi dans toutes les affaires où l’intérêt de cette infortunée entrera pour quelque chose. J’ai su par quels efforts pécuniaires vous aviez cherché à la remettre sous votre dépendance, et avec quelle noblesse elle avait couronné un désintéressement de six années en reportant à M. de Genlis l’argent que vous aviez emprunté pour le lui offrir. Quel cœur honnête une pareille conduite n’enflammerait-elle pas ! pour moi, dont elle a jusqu’à présent refusé les offres de service, je me tiendrai fort honoré, sinon aux yeux du monde entier, du moins aux miens, qu’elle veuille bien me compter au nombre de ses amis les plus dévoués. Ah ! monsieur le duc, un cœur aussi généreux ne se conserve ni par des menaces, ni par des coups, ni par de l’argent. Pardon, si je me permets ces réflexions ; elles ne sont point inutiles au but que je me propose en vous écrivant. En vous parlant de Mme Ménard, j’oublie mes injures personnelles, j’oublie qu’après vous avoir prévenu de toutes façons, m’être vu embrassé, caressé par vous et chez vous et chez moi, sur des sacrifices que mon attachement seul pouvait m’inspirer[1], qu’après que vous m’avez plaint en me disant d’elle des choses très désavantageuses, tout à coup vous avez sans aucun sujet changé de discours, de conduite, et lui avez dit cent fois plus de mal de moi que vous ne m’en avez dit d’elle. Je passe encore sous silence la scène horrible pour elle, et dégoûtante entre deux hommes, où vous vous êtes égaré jusqu’à me reprocher que je n’étais que le fils d’un horloger. Moi qui m’honore de mes parens devant ceux mêmes qui se croient en droit d’outrager les leurs[2], vous sentez, monsieur le duc, quel avantage notre position respective me donnait en ce moment sur vous, et, sans la colère injuste qui vous a toujours égaré depuis, vous m’auriez certainement su gré de la modération avec laquelle j’ai repoussé l’outrage de celui que j’avais toujours fait profession d’honorer et d’aimer de tout mon cœur ; mais, si mes égards respectueux pour vous n’ont pu aller jusqu’à craindre un homme, c’est que cela n’est pas en mon pouvoir. Est-ce une raison de m’en vouloir ? et mes ménagemens de toute nature ne doivent-ils pas, au contraire, avoir à vos yeux tout le prix que ma fermeté leur donne ? J’ai dit : Il reviendra de tant d’injustices accumulées, et ma conduite honnête le fera enfin rougir de la sienne. Vous avez eu beau faire, vous n’avez pas plus réussi à avoir mauvaise opinion de moi qu’à l’inspirer à votre amie. Elle a exigé, pour son propre intérêt, que je ne la visse pas ; comme on n’est point déshonoré d’obéir à une femme, j’ai été deux mois entiers sans la voir et sans aucune communication directe avec elle ; elle me permet aujourd’hui d’augmenter le nombre de ses amis. Si pendant ce temps vous n’avez pas repris les avantages que votre négligence et vos vivacités vous avaient fait perdre,

  1. C’était de l’argent qu’il avait prêté au duc.
  2. Allusion à un procès que le duc de Chaulnes avait alors avec sa mère, dont il parlait très mal.