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cette créance de 139,000 livres de Du Verney sur Beaumarchais, qui n’existait précisément qu’en vertu de ce même arrêté de comptes : d’où il suit que Beaumarchais, au lieu de toucher 15,000 livres que lui allouait la pièce en question, devait être condamné à en payer 139,000, dont elle le déchargeait. C’est ainsi, disait maître Caillard, avocat très ingénieux et très injurieux choisi par le comte de La Blache, « c’est ainsi que la justice sera vengée, et les citoyens honnêtes verront avec satisfaction un pareil adversaire pris dans les pièges qu’il avait lui-même dressés. »

Cette manière honnête de tirer parti d’une pièce qu’on déclare fausse pour transformer un titre de 53,500 fr. en 139,000 fr. suffit déjà, ce me semble, pour annoncer chez le légataire de Du Verney, ou au moins chez son avocat, plus d’habileté que de bonne foi ; mais comme ce travail n’est pas un plaidoyer de parti pris en faveur de Beaumarchais, j’ai voulu connaître toutes les pièces de ce procès. Je me suis procuré, non sans peine, tous les mémoires de l’avocat du comte de La Blache ; je les ai lus en même temps que les réponses de Beaumarchais. J’ai en main l’original de ce fameux arrêté de comptes, qui a voyagé du parlement de Paris au parlement d’Aix, qui pendant sept ans a été soumis à l’inspection de tant de juges et de tant d’avocats, qu’on a été obligé de le consolider avec des bandes de papier collées sur les marges. En m’entourant de tous les documens propres à m’éclairer, mon but était de savoir au juste, non pas si Beaumarchais devait ou non recevoir 15,000 fr. qu’il réclamait, ce qui importe assez peu à la postérité, mais s’il était un faussaire audacieux ou un honnête homme indignement calomnié, ce qui est beaucoup plus important. J’aurais pu, à la rigueur, me dispenser de ce fatigant examen, car enfin Beaumarchais, après avoir gagné son procès en première instance et l’avoir perdu en appel dans des circonstances particulières qu’on expliquera, a obtenu la cassation de ce dernier jugement, et un arrêt définitif du parlement de Provence, en date du 21 juillet 1778, — qui lui donne gain de cause sur tous les points, qui déclare l’arrêté de comptes parfaitement valable, et condamne le comte de La Blache à l’exécuter dans toutes ses parties, — condamne de plus le légataire de Du Verney aux frais du procès et à 12,000 fr. de dommages-intérêts envers Beaumarchais pour raison de calomnie. La question se trouve donc complètement vidée, et j’aurais pu m’en référer au jugement définitif du parlement de Provence ; mais il suffit qu’un doute aussi injurieux ait été suspendu pendant sept ans sur la tête de l’auteur du Mariage de Figaro, il suffit que cette longue calomnie ait laissé dans sa vie une trace funeste que nous retrouverons plus d’une fois, pour qu’avant de passer outre je me sois cru obligé de me faire par moi-même une conviction sur un point de moralité aussi grave.