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du collège, à ses deux sœurs qui venaient de passer en Espagne. Suivant l’usage des collèges, on m’avait plus occupé de vers latins que des règles de la versification française. Il a toujours fallu refaire son éducation en sortant des mains des pédans. Ceci fut copié par ma pauvre sœur Julie, qui avait entre onze et douze ans et dans les papiers de laquelle je le retrouve après plus de cinquante ans.

« Prairial an VI (mai 1798). »


Cette note de Beaumarchais a pour but d’excuser ce qu’il y a d’incorrect dans les vers français qu’on va lire. Je doute que l’écolier ait jamais été beaucoup plus fort en vers latins, bien que plus tard dans ses ouvrages il se montre assez prodigue de citations latines. Toujours est-il que, pour apprécier l’étonnante précocité d’esprit, d’instincts et de sentimens qui perce dans cette lettre, le lecteur ne doit pas oublier que c’est un enfant de treize ans qui parle, et un enfant dont l’éducation classique a été un peu brusquée :

Dame Guilbert[1] et compagnie,
J’ai reçu la lettre polie
Qui par vous me fut adressée,
Et je me sens l’ame pressée
D’une telle reconnaissance,
Qu’en Espagne tout comme en France
Je vous aime de tout mon cœur
Et tiens à un très grand honneur
D’être votre ami, votre frère ;
Songez à moi à la prière.

« Votre lettre m’a fait un plaisir infini et m’a tiré d’une mélancolie sombre qui m’obsédait depuis quelque temps, me rendait la vie à charge, et me fait vous dire avec vérité

 
Que souvent il me prend envie
D’aller au bout de l’univers,
Éloigné des hommes pervers,
Passer le reste de ma vie !

« Mais les nouvelles que j’ai reçues de vous commencent à jeter un peu de clair dans ma misanthropie ; en m’égayant l’esprit, le style aisé et amusant de Lisette[2] change mon humeur noire insensiblement en douce langueur, de sorte que, sans perdre l’idée de ma retraite, il me semble qu’un compagnon de sexe différent ne laisserait pas de répandre des charmes dans ma vie privée.

 
À ce projet l’esprit se monte,
Le cœur y trouve aussi son compte
Et, dans ses châteaux en Espagne,
Voudrait avoir gente compagne
Qui joignît à mille agrémens

  1. On se souvient que la sœur aînée de Beaumarchais s’appelait Mme Guilbert.
  2. La seconde sœur de Beaumarchais, la fiancée de Clavijo.