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chaînes ; il contribue pour les deux tiers au paiement de la repriseuse lorsqu’il y a dans le tissu des défauts à réparer. Il lui revient en définitive 24 à 25 fr. sur le prix total de la façon, c’est-à-dire 3 fr. 50 c. Par journée de travail. Mais ce produit est celui des journées pleines, qui doivent suffire aux besoins des jours improductifs. Déduction faite des dimanches et fêtes, des trois mois de morte-saison, des heures perdues chaque fois qu’il faut monter ou raccommoder le métier, changer ou corriger les dessins (je ne parle pas des maladies et empêchemens particuliers), le travail annuel équivaut au plus à 240 journées complètes. Le gain total se trouve donc réduit à 840 fr, ce qui limite à 2 fr. 30 c. la dépense quotidienne. Il s’agit ici, ne l’oublions pas, d’un ouvrier de première force ; pour le vulgaire des tisseurs, le revenu annuel tombe probablement à 720 fr, moins de 2 fr. Par jour. Je ne m’étonne plus alors qu’on ait constaté le malaise de cette catégorie d’ouvriers.

Les imprimeurs sur étoffes sont assez maltraités dans l’enquête. On les y représente, d’après un témoignage qu’il eût été bon de contrôler, comme particulièrement disposés à la turbulence. Des hommes qui, dit-on, gagnent en moyenne 5 fr. 50 c. Par jour et qui se plaignent ! cela paraît d’une exigence scandaleuse ; mais le lecteur qui raisonne ainsi ne remarque peut-être pas que l’ouvrier est obligé de payer un jeune auxiliaire à raison de 50 à 75 c. Par jour, et que, pendant cinq mois, le chômage est à peu près général dans les ateliers, si bien qu’en répartissant le gain sur l’année entière, le salaire effectif de la journée descendrait à 2 fr. 50 c.

Le groupe le plus nombreux parmi les ouvriers parisiens est celui des tailleurs d’habits. On y a trouvé 13,528 hommes et 11,360 femmes, en y comprenant les appiéceurs, qui, bien que placés dans le cadre des patrons, ne sont pas autre chose que des salariés. On attribue aux hommes 3 fr. 60 c. Par journée de travail ; mais on est obligé de reconnaître qu’ils ont à subir une morte saison d’environ cinq mois pendant lesquels ils languissent dans une dangereuse oisiveté. Déduction faite du temps perdu, le revenu annuel tombe certainement à 2 fr. par jour.

Les articles consacrés aux tailleurs mettent en pleine évidence l’inconvénient qu’il y a à se contenter des déclarations des patrons, surtout en ce qui concerne les salaires. De même qu’il y avait dans l’industrie antique des vicaires qui étaient les esclaves des esclaves, il y a dans l’industrie du vêtement des salariés qui sont engagés et payés non pas par un chef de maison, mais par cet ouvrier qu’on appelle l’appiéceur. Si celui-ci se charge de plusieurs pièces et prend des auxiliaires pour les exécuter, c’est à coup sûr dans l’espoir d’un bénéfice. Eh bien ! les appiéceurs, interrogés sur leur propre gain ainsi que sur le salaire des gens qu’ils emploient, ont répondu par des chiffres qui abaissent le contingent du maître au-dessous des profits de l’ouvrier. Cette générosité fort peu vraisemblable est démentie par l’évidence des faits. Les ouvriers qui consentent à s’emprisonner dans la mansarde d’un appiéceur et à travailler sous ses ordres sont des malheureux à qui manque tout autre moyen de travail. Leur servitude est si pesante, leur condition est tellement décriée, qu’on les désigne habituellement dans les ateliers par le surnom de bœufs. Beaucoup d’appiéceurs prennent des femmes pour auxiliaires, ce qui donne lieu à de regrettables désordres. Il est à peu près impossible qu’un