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archevêques de Ravenne et les papes, les archevêques ravennates prétendant tenir leur pallium directement des empereurs, et les papes voulant les ramener sous la dépendance du siège apostolique. L’animosité produite par ces discordes avait passé des chefs aux églises, et des églises aux villes. On se traitait d’hérétiques, on se déchirait par des imputations dont on aurait dû rougir. Histoire ou théologie, erreurs traditionnelles ou vérités, on compulsait tout, on employait tout pour se nuire : Attila, bien innocemment, se trouva mêlé dans la querelle. Les deux versions dont je parle peuvent être attribuées, l’une aux schismatiques de Ravenne, l’autre aux partisans des pontifes de Rome. Suivant la première, l’archevêque Jean est un modèle d’orthodoxie : il aborde Attila par un sermon sur la consubstantialité du Père et du Fils dans le mystère de la sainte Trinité, sermon qui plaît si fort au roi, que le prêtre obtient pour prix de sa prédication le pardon de sa ville. Dans l’autre version, qui a tous les caractères d’une attaque venue du Vatican, Jean est non-seulement un schismatique, mais un arien; s’il vient catéchiser Attila, c’est pour le faire tomber dans l’hérésie, et ensuite, lorsqu’il l’a bien endoctriné, qu’il a bien noirci à ses yeux le caractère et la foi du pape saint Léon, il offre de lui livrer Ravenne et tous les trésors des Césars, si, marchant sans délai sur Rome, il en expulse ce pape hérétique. Attila tire son épée et part; mais en route il rencontre saint Léon, qui, le catéchisant à son tour, lui démontre, le symbole de Nicée en main, l’impiété et la perfidie de l’hérésiarque. Attila voit qu’on l’a pris pour dupe. Transporté de colère, il revient sur ses pas, emporte Ravenne d’assaut, tue l’archevêque avec tout son clergé, et déclare qu’il traitera sans plus de façon quiconque osera désormais nier l’orthodoxie des papes et la primauté du saint siège. Ainsi la tradition est battue par des vents divers, suivant les passions et les intérêts du moment, et en cela elle ressemble un peu à l’histoire. Voici le fléau de Dieu théologien, arbitre de la doctrine chrétienne et champion du pape; tout à l’heure il chassait les Maures d’Espagne : il n’y a point de mesure dans les saturnales de l’imagination populaire.

Une fois qu’elle a ouvert un filon qui lui plaît, la tradition le creuse et le poursuit jusqu’à ce qu’elle l’ait épuisé. Cette singulière conception d’un fléau de Dieu crédule et bonhomme et d’un Attila théologien donna naissance à un Attila moral, qui prêchait aux Romains la modestie, encourageait les bons mariages et dotait les filles vertueuses. Cette dernière physionomie d’Attila, la plus inattendue de toutes, on en conviendra, se dessine dans plusieurs historiettes qui couraient les Gaules et l’Italie au moyen-âge, et que des écrivains des XVe et XVIe siècles recueillirent de la bouche des vieillards comme des traditions immémoriales. En voici une qui regarde la Gaule.