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L’Italie et la Gaule se sont disputé l’honneur de l’invention. La tradition italienne l’attribue à saint Benoît, qui n’était pas né en 452, et, dans une histoire dont elle appuie ses prétentions, elle confond tout simplement le roi des Huns Attila avec le roi des Goths Totila. La tradition gauloise lui donne pour auteur un ermite champenois. Suivant elle, des soldats huns, la veille de la bataille de Châlons, saisirent dans les bois qui environnaient cette ville un solitaire qu’ils conduisirent près du roi. Cet homme passait dans le pays pour un prophète, et Attila, soit pour le sonder, soit par une secrète appréhension de l’avenir, lui demanda qui serait vainqueur le lendemain. «Tu es le fléau de Dieu, tu es flagellum Dei, lui dit l’ermite; mais Dieu brise, quand il lui plaît, les instrumens de sa vengeance. Tu seras vaincu, afin que tu saches bien que ta puissance ne vient pas de la terre. » Rien dans cette tradition n’est de nature à choquer l’histoire; ces idées sont celles du Ve siècle; ce langage est le langage ecclésiastique du temps; le courage même de l’ermite rappelle le rôle que le clergé romain prit souvent vis-à-vis des Barbares : réduite à ces termes, la tradition gauloise ne choque nullement la vraisemblance. Ajoutons qu’ici le mot flagellum Dei n’est que la reproduction d’un texte d’Isaïe. Le prophète hébreu, dans son langage figuré, appelle Assur la verge de la fureur de Dieu, virga furoris Dei, le bâton dont Dieu frappe son peuple indocile. « Eh quoi! ajoute-t-il, le bâton s’élèverait-il contre la main qui le porte? Le bâton n’est que du bois, et le Seigneur des armées, le brisant en mille morceaux, le jettera au feu, dans toute la vanité de ses triomphes. » Voilà l’idée de l’ermite et presque son discours.

Les pères du Ve siècle, lorsqu’ils parlent des calamités de l’empire romain, ne s’énoncent guère autrement : les Barbares sont à leurs yeux le pressoir où Dieu foule sa vendange, la fournaise dans laquelle il épure son or, le van où s’émonde son grain. Ouvrez Salvien, Orose, saint Augustin, ils fourmillent d’images pareilles empruntées aux Écritures. Isidore de Séville, chroniqueur du VIIe siècle, applique particulièrement aux Huns le mot d’Isaïe : « Ils sont, dit-il, la verge de la fureur du Seigneur. » Quoique nous manquions de l’autorité d’un texte précis, nous pouvons croire qu’Attila reçut plus d’une fois au Ve siècle, de la bouche de quelques personnages ecclésiastiques, la qualification de flagellum Dei. Toutefois ce n’est là qu’une épithète destinée à caractériser sous le point de vue chrétien l’action d’Attila sur l’empire et sur le monde : le moyen-âge l’entendit tout autrement.

Cette tradition de l’ermite gaulois dont je viens d’exposer le fond, acceptable historiquement, va, dans ses détails, beaucoup plus loin que la vraisemblance et quitte l’histoire pour la légende. Elle raconte que le roi des Huns, au lieu de s’offenser de la qualification de fléau de Dieu, que lui donnait l’ermite, déclara qu’il s’en glorifiait et qu’il