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conquérant des Indes trouve déjà de l’eau salée : rien ne fait présager un danger dans la localité calme et découverte où l’on se trouve; mais le flot arrive subitement le fleuve remonte vers sa source avec la rapidité d’un torrent; tous les vaisseaux, échoués d’abord, sont culbutés ensuite; tous les rivages sont couverts de débris. Les soldats sont terrifiés de voir des naufrages en pleine terre, une mer entière dans le bassin d’un fleuve. Ce beau passage, inintelligible pour ceux qui ne connaîtraient que les marées ordinaires, se ressent de l’ignorance même de l’auteur, qui l’a écrit évidemment d’après les notions générales d’alors. Pour le bien concevoir et sans sortir de notre pays, qu’on se figure un de ces chefs normands envahisseurs de la Neustrie remontant à pleines voiles le bassin de la Seine par le vent d’ouest ordinaire dans notre climat. S’il prend pose le matin à l’échouage sur les rives du fleuve entre Quillebœuf et Villequier, un jour de grande marée de printemps ou d’automne, le mascaret du soir le fera périr à peu près infailliblement, lui et toute sa suite maritime.

N’est-il pas curieux que le mascaret de la Seine, pour ainsi dire aux portes de Paris, ait été connu plus tard que celui de l’Amazone? Il a été mentionné pour la première fois dans la prose éloquente de Bernardin de Saint-Pierre. Cet admirable observateur décrit avec une rare précision la montagne d’eau qui vient du côté de la mer en se roulant sur elle-même, occupant toute la largeur du fleuve et surmontant ses rivages à droite et à gauche avec un fracas épouvantable. Suivant l’imagination poétique de l’auteur, la Seine est une nymphe que Neptune amoureux poursuit à grand bruit en soulevant les flots qui forment la barre.

Dirai-je que l’expérience que chacun peut faire en agitant l’eau d’une mare ou celle qui est emprisonnée dans un canal en bois dont le fond va en se relevant, en sorte que l’eau aille en diminuant de profondeur, confirme toutes les prévisions de la théorie et reproduit en petit le mascaret avec toutes ses circonstances? Rien n’est à négliger dans ce qui peut entraîner une complète conviction dans la théorie des forces de la nature et faire passer de l’inquiétude de la recherche à la sécurité de la vérité connue. Serait-on bien sûr, par exemple, de la théorie de l’arc-en-ciel, si, au moyen des gouttes d’eau qu’on fait jaillir soi-même en plein soleil, on n’avait pas reproduit dans toutes ses particularités ce brillant météore? Les expériences de cabinet sont modestes, mais utiles, donc estimables. N’est-ce pas en réparant le mauvais modèle de machine à vapeur d’un cabinet de physique que Watt découvrit la machine à vapeur travailleuse, cette ouvrière universelle et infatigable dont notre compatriote M. Séguin, de l’institut, a fait plus tard la locomotive, transformant, pour ainsi dire, une lourde bête de somme en un cheval de course aussi rapide dans sa marche qu’énergique dans son travail?

Platon et son école métaphysique pensaient que c’était faire déroger la géométrie que de l’appliquer, comme en Égypte, à l’arpentage des terres. Un philosophe du dernier siècle, encore plus orgueilleux, disait à peu près ce qui suit : « Quand un penseur trouve une application utile de ses théories, il en fait part à la multitude, qui l’exploite selon ses intérêts, et de là naissent les arts que l’on jette au peuple pour lui apprendre à respecter la philosophie. » Dans notre siècle, heureusement utilitaire, on n’est pas si dédaigneux. Ceux qui nous ont donné les moteurs par l’eau et le feu, le télégraphe électrique, la